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Le personnage de la Malinche est une figure à la fois historique et mythique. La Malinche est la jeune femme indigène qui agit comme interprète de Cortés lors de la conquête du Mexique. L’origine même du nom Malinche reste inconnue et pourrait venir du côté espagnol (déformation de Marina, son nom de baptême) comme du côté nahuatl (déformation de Malintzin).
Née autour de 1500, Doña Marina est elle-même originaire de la région de Veracruz, une province de l’empire aztèque, et a donc le nahuatl comme langue maternelle. Vendue par son peuple à un seigneur des nations mayas du Yucatán, dont elle apprend la langue, elle est ensuite offerte à Cortés en 1519 (Arjona, 2002, 9-10). Après l’inévitable baptême au cours duquel la jeune femme reçoit le nom chrétien de Marina, Cortés l’emmène dans son périple et c’est lors des contacts ultérieurs avec les Aztèques que débute la carrière d’interprète de la Malinche. Elle devient la lengua, langue, des Espagnols, terme utilisé par les contemporains de Bernal Díaz del Castillo et qui indique bien la dimension que prend pour les découvreurs le rôle d’interprète : à la fois organe et système, il concentre en sa personne la communication même.
La Malinche dans les textes historiques
La figure de la Malinche est présentée dans Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue (RM), comme l’un des personnages importants de la conquête du Mexique. L’ouvrage historique qui décrit la Malinche le plus en détail est aussi le point de départ du Rêve mexicain : l’immense chronique de Bernal Díaz del Castillo. Ce dernier accompagne Cortés dans ses déplacements dans tout le Nouveau Monde mexicain et en Amérique centrale, et sa chronique possède de nombreux éléments de geste qui forment la pierre angulaire d’une tradition mythique dont la Malinche deviendra la figure de proue.
L’objectivité de cet ouvrage est loin d’être démontrée : Díaz del Castillo le publie en effet plus de cinquante ans après les faits, en réaction aux « mensonges de cour » (RM, 56) de Francisco López de Gómara. Ce prêtre espagnol engagé par Cortés en 1540 pour écrire sa biographie n’a jamais foulé le sol du nouveau continent. Son ouvrage publié en 1552, Historia general de las Indias y Vida de Hernán Cortés, dans lequel Gómara ne parle que très brièvement de doña Marina (Arjona, 2002, 15-19), regorge d’un tel nombre d’erreurs, historiques et factuelles, que le dauphin Philippe d’Espagne interdit sa réimpression.
D.Muñoz Camargo. El Lienzo de Tlaxcala, c. 1585.
On retrouve des traces de la Malinche dans un autre ouvrage historique : Le Codex de Florence, « l’admirable somme laissée en testament par le peuple mexicain » (RM, 248) – compilation d’entretiens du moine espagnol Bernardino de Sahagún avec des informateurs mexicains et rédigé en nahuatl avec, à certains endroits, une traduction en espagnol dans la marge de gauche. Cet ouvrage contient également un grand nombre d’illustrations où la Malinche figure en bonne place, debout aux côtés de Cortés, avec à sa gauche les guerriers espagnols et mexicains alliés, et à sa droite les caciques.
Cortés écrit, dans sa première lettre à Charles Quint : « après Dieu, c’est à Doña Marina que nous devons la conquête de la Nouvelle Espagne » (Carmona, 2007). Or, si la participation de doña Marina est certes importante d’un point de vue stratégique, elle n’est pas pour autant seule responsable, comme le veut l’imaginaire populaire mexicain, de l’anéantissement d’une civilisation entière. Elle renseigne Cortés sur les divisions entre les nations qui constituent le royaume aztèque, ce qui donne aux Espagnols la possibilité de s’allier à certaines d’entre elles pour mieux vaincre Moctezuma. Cependant, d’autres facteurs entrent en jeu : « les armes modernes » (RM, 11) des Européens, les épidémies qui déciment les autochtones sans que les conquérants aient à lever le petit doigt et, bien sûr, « le rêve d’or des Espagnols, rêve dévorant, im-pitoyable » (RM, 11), principal coupable du « drame de la Conquête du Mexique ». S’y ajoutent « le travail forcé, l’esclavage systématique, l’expropriation et la rentabilisation des terres, et surtout cette désorganisation délibérée des peuples, afin non seulement de les maintenir, mais aussi de les convaincre de leur propre infériorité » (RM, 213).
Figures historiques et mythiques de la Malinche
De l’époque coloniale à nos jours en passant par les périodes d’indépendance, de nationalisation, d’indigénisme et de retour aux sources, on superposera sur cette figure féminine tous les rôles et les mythes, de la Chingada (la grande prostituée de l’imaginaire populaire mexicain) à la Llorona (fantôme des légendes latino-américaines), de la Mère de la patrie à sa destructrice.
Associée dans l’imaginaire populaire à la Vierge de Guadalupe, sainte patronne de la nation, la Malinche partage aussi de nombreuses caractéristiques de la déesse aztèque Tonantzín. Personnage féminin complexe représentant, pour l’imaginaire chrétien des conquistadors, la transgression de l’autorité masculine et blanche, cette dernière est associée par certains chroniqueurs espagnols, notamment Bernardino de Sahagún, au personnage double d’Ève et du serpent.
J.C. Orozco. Cortés y la Malinche, 1926. Fresque. Colegio San Ildefonso. México.
Cette ambiguïté est évoquée dans Ourania (OU), où la Malinche est campée sous les traits d’Ariana Luz et, de façon plus subtile, sous ceux de Lili de la lagune. Dans le premier cas, elle est montrée, sans équivoque, sous le jour de la « mauvaise » Malinche : la traîtresse, l’opportuniste, la dévergondée. Lili, quant à elle, présente de nombreuses caractéristiques de la Malinche, notamment son aspect de « passeur ». La jeune indigène « à la vie perdue » (OU, 131) incarne à la fois la souffrance des femmes exploitées et celle des colonisés réduits en quasi-esclavage par les puissants de la mondialisation. Pourtant, Lili représente la persistance et la beauté d’un esprit humain intemporel : « Tu as l’âge du basalte des temples, tu es une racine impérissable. Tu es douce et vivante, tu as connu le mal et tu es restée nouvelle. Tu repousses la frange d’ordures au bord du canal, tu filtres l’eau noire de la lagune d’Orandino [...] » (OU, 112). La chimère du rêve américain que Lili cherche à rejoindre n’est-elle pas l’équivalent, à notre époque, du rêve des Conquistadors au temps de la Malinche ?
Les féminités de la Malinche
La Malinche n’échappe pas aux rôles féminins stéréotypés. S’est-elle donnée volontairement au conquistador, ou celui-ci l’a-t-il violée ? Peu importe la réponse : Cortés a possédé la Malinche ; la femme mexicaine, par sa faiblesse, s’est laissé souiller par le conquérant.
A. Ruíz. El sueño de la Malinche, 1939.
Dans El Laberinto de la soledad, son ouvrage sur l’identité mexicaine, Octavio Paz assimile la nation mexicaine à la Malinche. Il les rapproche dans l’optique de leur viol commun par les Espagnols, mais aussi dans la « passivité abjecte » qu’elles démontrent dans l’offre de soi, caractéristique principale de La Chingada. Cette figure autodestructrice, dont le nom en espagnol mexicain signifie littéralement « la femme baisée » (dans le sens sexuel aussi bien que métaphorique), constitue une « atroce incarnation de la condition féminine » (Paz, 1984, 77-78).
La Malinche est accusée de collusion avec l’ennemi et d’assimilation. Elle est aussi la source de l’ignominie de l’homme mexicain d’aujourd’hui. Fils symboliques d’une femme autochtone violée et d’un père blanc sanguinaire, descendants d’un bâtard métis, les Mexicains sont d’emblée déshonorés et émasculés. La femme mexicaine, faible et impuissante, est condamnée à prouver continuellement sa pureté et à atteindre à un idéal impossible : celui de la Vierge de Guadalupe, à la fois pure, chaste et enceinte. En assimilant le Mexique à la Malinche, Paz crée ainsi une double aliénation identitaire d’un peuple qu’il voit comme vaincu.
Cependant, la Malinche est tout sauf un personnage de victime. Si elle suscite de telles réactions – mais jamais l’indifférence – c’est entre autres en raison de la puissance qu’elle dégage. En considérant qu’elle a causé la perte du peuple mexicain, on l’investit d’un immense pouvoir – et c’est justement ce qui dérange. L’irritation qu’elle cause chez ses détracteurs se traduit donc par l’insulte la moins originale que l’on puisse faire à une femme : la traiter de putain.
La Malinche est une figure emblématique de la question métisse dans le Nouveau monde. En effet, comme le souligne Octavio Paz, la société mexicaine est érigée sur un métissage de longue haleine entre Européens et Indiens – une terre de passés superposés (Paz, 1984, 69-71). Le peuple mexicain se targue d’être un peuple métissé, voire une « race cosmique » (Vasconcelos, 1925). Don Martín, le fils qu’elle a de Cortés, recevra l’appellation de « premier Mexicain » pour illustrer, de façon d’ailleurs délibérément subjective et à des fins d’unification nationale, le caractère métissé de ce peuple.
Au cours des dernières décennies, pourtant, la figure de la Malinche est devenue la figure de proue d’un nouveau courant de pensée interculturel, féministe et plurilingue, qui célèbre le caractère subversif de ce personnage. Aujourd’hui, elle est très populaire au Mexique et chez les Mexicains vivant aux États-Unis. L’importante immigration qui se déroule de nos jours entre les deux territoires fait l’objet de nombreuses remises en question. De jeunes Américains d’origine mexicaine, des Mexicains américanisés ou des métis (chicanos) se qualifient eux-mêmes de fils de la Malinche (se réappropriant ainsi le titre de Paz).
Ainsi, la Malinche demeure, même en dehors du Mexique, un personnage extraordinairement ambigu dont le statut d’entre-deux éveille encore, six siècles plus tard, la curiosité et le désir d’interprétation.
Caroline Mangerel
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ARJONA, Gloria, Mutaciones de la Malinche: Itinerarios de una leyenda en México y los Estados Unidos, thèse de doctorat, University of Southern California, 2002 ; BLYTHE, Martin, A Tale Of Two Women, Malinche as the Virgin of Guadalupe, <http://sexualfables.com/a_tale_of_two_women.php>, consulté le 2 août 2012 ; CARMONA, Doralicia, « Malinche », Memoria política de México, 2007 (http://memoriapoliticademexico.org/Biografias/MAL05.html, consulté le 2 septembre 2012) ; DÍAZ DEL CASTILLO, Bernal, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España, México, Porrúa, 1967 ; LANYON, Anna, The New World of Martín Cortés, Crows Nest (Australie), Allen & Unwin, 2003 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1988 ; Ourania, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007 ; PAZ, Octavio, El laberinto de la soledad, México, FCE, 1984 ; VASCONCELOS, José, La raza cósmica. Misión de la raza iberoamericana, Madrid, Agencia Mundial de Librería, 1925.
La Fête chantée ; Ourania ; Le Rêve mexicain.