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Qui est Antoine ? Le nom du protagoniste de la nouvelle « Le jeu d’Anne », la sixième du recueil La Ronde et autres faits divers, publié en 1982, n’est évoqué qu’une seule fois, tandis que – en dehors du titre – celui du personnage féminin, Anne, y figure à quinze endroits. Antoine joue un rôle secondaire dans sa propre histoire, et dans sa propre vie, qu’il mène tant bien que mal dans le vide qu’a laissé Anne après son accident mortel. La voix narrative omnisciente à la troisième personne suit le personnage de près pendant les dernières heures de sa vie, où, pris d’une lucidité extraordinaire, et dans la solitude la plus haute, il dresse une sorte de bilan de sa vie.
L’incipit établit le projet d’Antoine : « Il monte dans la vieille Ford pour aller rejoindre Anne. » (p. 137) Le titre de la nouvelle et l’incipit constituent un leurre ; le premier laisse suggérer une démarche ludique, tandis que l’autre prédit une rencontre amoureuse, alors qu’il s’agit d’une démarche morbide et d’un rendez-vous avec la mort. Suivant la structure classique de la « nouvelle-histoire » selon la classification de Michel Viegnes (2013), le titre et l’incipit préparent la surprise de la chute.
Lors de la promenade depuis le pavillon de sa vieille mère veuve jusqu’en haut de la colline, puis lors de la redescente aboutissant à l’imitation de l’accident d’Anne, Antoine revit ses souvenirs : les parties de chasse de son enfance avec son père dans la montagne, sa timidité au temps du lycée, mais surtout et avant tout, sa relation avec Anne. Sur l’état actuel d’Antoine, le texte nous apprend qu’il roule avec une vieille Ford noire et puissante et que, sensible aux manifestations directes et indirectes de la mort, les cheveux blancs de sa mère, chez qui il ne vit plus, le mettent mal à l’aise. Il voit sa mère sans s’arrêter ou lui adresser la parole en sortant la voiture du garage de celle-ci. En accord avec la « gravité » de son projet d’aller rejoindre Anne, Antoine a revêtu un complet, habit plus solennel qu’approprié pour les circonstances : la chaleur du soleil ardent sur la colline lui fait ôter la veste, tandis que son pantalon se déchire sur les épines des buissons du haut plateau qu’il parcourt à pied.
À l’instar des noms des autres protagonistes du recueil, tels Martine, Christine ou David, le nom d’Antoine puise ses racines dans l’Antiquité, où le consul et triumvir romain Marc Antoine suit son épouse Cléopâtre dans la mort en l’an 30 av. J-C. Le fait divers se transforme en tragédie solaire à l’antique dans un paysage méditerranéen.
Hanté par « la peur qui est en lui, et qui se répand au-dehors » (p. 146), Antoine ne tient plus en place, changeant d’hôtel tous les soirs, mais « rien n’y fait » (p. 146). La maison maternelle, l’espace protégé par excellence, lui inspire davantage d’angoisse encore, et il y est incapable même de s’asseoir pour manger. Dans une dernière tentative d’échapper aux souvenirs douloureux, il remonte au seul endroit où l’ombre d’Anne ne plane pas, le plateau dominant la ville, lieu de rencontre pour les jeunes gens de la ville. Ce « paysage sexuel » (p. 144) est d’un temps où il ne connaissait pas encore Anne. Malgré la douceur et la légèreté de l’air appréciables par ceux qui peuvent s’arrêter, pour ceux qui peuvent s’allonger sur le tapis d’aiguilles de pin et respirer en regardant le ciel bleu, Antoine ne peut se détendre : il discerne l’odeur d’Anne – son souvenir est évoqué à chaque instant. Sensible aux odeurs, aux couleurs, à la lumière, Antoine partage son hyperesthésie avec bien d’autres personnages le cléziens.
Pour garder pur le souvenir de son père décédé, qu’enfant, Antoine accompagnait à la chasse dans la montagne, il fait un parallèle entre ce plateau élevé, « plein de haine et de violence » (p. 145), et la montagne de son enfance, « la lande sur laquelle marche le vieil homme avec son fusil à double canon » (p. 145), et où il ne retourne plus depuis la mort de ce dernier. Dans son esprit, les deux lieux – le plateau élevé et la montagne de son enfance – qu’il connaît à fond pour y avoir passé beaucoup de temps sont « âpre[s] et solitaire[s] » (p. 145), mais plus important encore, Anne y est absente.
La lumière est comme un regard qui scrute avec insistance. Tout ce qui est nécessaire pour une fusion libératrice avec le paysage, d’une extase matérielle, y est : le pays plat, la proximité du soleil, la solitude, l’éblouissement, le silence, mais l’absence d’Anne a définitivement creusé un vide en Antoine : le ciel devient aveuglant, le silence oppressant. Pris de vertige, il ne parvient pas à oublier sa bien-aimée. Anne, qui aimait la mer, ne partageait pas la prédilection d’Antoine pour la montagne. Le vertige de ce dernier s’apaise quand il pense à la mer, l’espace où Anne l’attend. Dans les dernières pages de la nouvelle, la tension narrative s’accroit dans une présentation alternée de la voiture d’Anne et de celle d’Antoine qui s’élancent et se confondent vers leur destinée fatidique. En descendant la route vers la mer, en pleurs, Antoine sent la présence d’Anne, et ayant surmonté la peur face à la mort, il reproduit intentionnellement l’accident de sa bien-aimée en fonçant à grande vitesse sur l’aménagement provisoire de la barrière à l’endroit où la voiture d’Anne est tombée dans la mer un an plus tôt jour pour jour ; quand éblouie, elle a dérapé dans un virage. Dans un fort effet d’hypotypose, les gestes et les pensées d’Anne, toujours présente dans l’esprit d’Antoine, sont évoqués au présent : « C’est cela qu’Anne aime par-dessus tout […] » (p. 147) ; « elle tient serrée très fort la main de l’homme qu’elle aime » (p. 148).
Au demeurant, Antoine est un jeune homme qui, n’ayant pu surmonter la disparition de sa bien-aimée après la mort de celle-ci, cherche délibérément la mort afin de pouvoir la rejoindre. Elle l’attend et l’appelle depuis un Ailleurs mythique.
Fredrik Westerlund
(2024)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ARRIENS, Astrid, J.M.G Le Clézio als Erzähler moderner Mythennovellen. Thèse de doctorat soutenue à Christian Albrechts-Universität, Kiel, 1992 ; BORGOMANO, Madeleine, « Le Voleur comme figure intertextuelle dans l’œuvre de J. M. G. Le Clézio », in J. M. G. Le Clézio, coord. Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault, P.U. de Versailles, Éditions du Temps, 2004, p. 19–30 ; COENEN-MENNEMEIER, Brigitta, « Kind und Kosmos: J.M.G. Le Clézio als Geschichtenerzahler » in Die Neueren Sprachen 83 : 2, April 1984, p. 122–145 ; GLAZOU, Joël, La Ronde et autres faits divers, J.M.G. Le Clézio, Parcours de lecture, Paris, Éditions Bertrand Lacoste, 2001 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., La Ronde et autres faits divers, Gallimard, Paris, 1982 ; LE CLÉZIO, Marguerite, « J.M.G. Le Clézio : La Ronde et autres faits divers » in French Review vol 56 no. 4, mars 1983, p. 667–668. MAURY, Pierre, « Le Clézio : Retour aux origines. » Entretien in Le Magazine littéraire 230, mai 1986, p. 92–97 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 ; VIEGNES, Michel, « Degrés de narrativité dans La Fièvre », Roman 20-50, n°55, J.M.G. Le Clézio, La Fièvre, Printemps et autres saisons, Histoire du pied et autres fantaisies, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, juin 2013. p. 9-16.