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Orchestration de voix, de rythmes musicaux et de poésie, roman polyphonique, La Quarantaine fascine par ses résonances autobiographiques, la complexité de sa situation narrative et la richesse de son tissage intertextuel. Paru après Le Chercheur d’or (1985) et Voyage à Rodrigues (1986), avant Révolutions (2003) et Ritournelle de la faim (2003), ce texte, publié chez Gallimard en 1995, se rattache à ce que la critique leclézienne désigne par « cycle mauricien » qui marque l’infléchissement autobiographique de l’œuvre.
Traces et brouillages de l’autobiographie
Ce roman a en effet pour toile de fond l’histoire familiale et les origines mauriciennes de l’écrivain : l’installation de l’ancêtre fondateur, François-Alexis, à l’Isle de France en 1794, l’achat de la maison Euréka par son fils Jules-Eugène Alexis en 1856, la perte, en 1920, du domaine familial par la branche d’Eugène, grand-père de J.-M.G. Le Clézio. Ce déracinement hante la pensée leclézienne et revient en spirale tout au long de sa production, ce dont témoigne la projection de la maison mythique dans ses textes sous différents noms : le Boucan (CO), Anna (Q), Rozilis (R), XAPIΣMA (M), Alma (RF). Il faut souligner l’effet de « diptyque » (Bernabé-Gil, 2006, 88-98) entre Le Chercheur d’or, qui met en scène le grand-père paternel Léon et sa quête du trésor, et La Quarantaine qui raconte l’aventure de l’arraisonnement à l’île Plate survenue au grand-père maternel (Alexis) en 1891. Le Clézio brouille ainsi les pistes autobiographiques dans ces deux textes en inversant les prénoms : Léon Le Clézio sert de modèle à Alexis Létang dans Le Chercheur d’or, Alexis devient Jacques dans La Quarantaine, et c’est son frère qui porte le prénom du grand-père.
Le sujet de La Quarantaine est le voyage du retour, en 1891, de deux frères, Jacques et Léon Archambau, exilés en France, vers la propriété familiale (Anna) à l’île Maurice où Jacques a passé son enfance et que Léon ne connaît pas encore. Mais une épidémie de variole entraîne la mise en quarantaine des passagers du bateau sur l’île Plate et le récit de voyage se transforme en un huis clos dramatique qui met en scène l’attente angoissée de ces « prisonniers », les dissensions entre communautés, les ravages de la maladie, les morts… Sur le plan du rapport avec la réalité, le roman entrecroise deux événements historiques réels : la première quarantaine à Plate, en 1856, des passagers de l’Hydaree qui amenait la main-d’œuvre des coolies de l’Inde (c’est sur ce bateau que sont arrivées Ananta et Giribala, fuyant la révolte des Sepoys) ; le deuxième événement historique est la grande épidémie de variole de 1891 pendant laquelle l’île Plate fut également centre de quarantaine. La Quarantaine amorce la décoloration du « roman familial » que poursuit Ritournelle de la faim. Le retour des deux frères à l’île des origines n’aura de fait pas lieu et Léon, narrateur et protagoniste du récit central, se désolidarise des valeurs et de la puissance coloniale incarnées par sa famille pour partir avec Suryavati, la jeune intouchable qui l’initie à la mythologie hindoue, lui permettant ainsi de trouver sa véritable identité.
Une opposition s’établit donc à l’intérieur du texte et marque une fonction éminemment idéologique. D’une part, l’Histoire est figurée par le temps de l’enfance heureuse de Jacques au temps de la colonisation, par Alexandre Archambau, le Patriarche, responsable de la ruine de la famille, qui personnifie l’ordre et l’Autorité dans le système politique singulier et injuste de l’île Maurice – la Synarchie – , et par la tragédie des immigrants indiens que les autorités mauriciennes abandonnent à l’île Plate. D’autre part, l’histoire personnelle de Léon, qui se rebelle contre la séparation entre les Occidentaux et les Indiens en traversant la frontière imaginaire établie par les figures d’Autorité (tel le ridicule Véran de Véreux), pénètre dans le monde de Suryavati et valorise ainsi le domaine marginal des parias, les derniers dans le système des castes hindoues.
Un roman polyphonique
La Quarantaine présente une trame narrative rendue complexe par l’entrecroisement des voix narratives. Le premier et le quatrième chapitres – Le voyageur sans fin et Anna – composent le « récit-cadre » qui ouvre et ferme le roman et raconte le voyage à l’île Maurice du narrateur, Léon le descendant, sur les traces de ses ancêtres : un voyage qui signifie le retour à l’origine. Au premier chapitre, Léon arpente les rues de Paris, se remémore sa généalogie, la rencontre de son grand-père Jacques avec Rimbaud, « voyageur sans fin ». Au quatrième chapitre, il narre son séjour à Maurice, les entretiens avec Anna, sa tante, assimilée par son nom à la maison rêvée, et le parcours qu’il réalise à la recherche du temps perdu. La fin du voyage et du journal qui constitue ce « récit-cadre » relate le parcours de Léon dans les lieux de Marseille fréquentés par Rimbaud avant sa mort, et où il évoque la disparition de ses ancêtres : les deux villes, Paris, Marseille, faisant ainsi office d’écrins de la mémoire où se tissent les souvenirs intimes et la figure du poète.
Au deuxième chapitre, « L’empoisonneur », consacré au début du voyage de ses grands-parents, Léon, le narrateur, s’efface, mais les expressions récurrentes « je pense » ou « j’imagine » laissent entrevoir sa présence en filigrane et marquent la transition du journal avec la fiction romanesque du troisième chapitre. L’écrivain crée ici un récit de voyages singulier, car si la forme « journal de bord » implique un ordre chronologique et des localisations spatiales, nous sommes en fait en présence de notations imprécises qui cachent un désordre temporel, illustré par diverses analepses. Ce jeu dévoile la dimension symbolique et mythique du roman, annoncée par l’épigraphe extraite du Baghavat Purana.
Le troisième chapitre, précisément intitulé La quarantaine, représente le roman dans le roman, une « métalepse » (Dällenbach, 121) qui s’érige en récit autonome. Mise en abyme orientée vers le passé diégétique, ce roman dans le roman équivaut au « rêve » (Q, 438) du narrateur premier : s’identifier à « […] l’autre Léon, celui qui a disparu » (Q, 20). Les récits des deux « Léons » établissent un dialogue intertextuel entre les différentes parties du texte. D’autres voix se laissent entendre dans ce roman ponctué d’extraits du journal du botaniste John Metcalfe, l’homme de science, dont la voix porte une parole concrète et constructive dans ce monde de violence et d’irrationalité qui exacerbe les tensions et la ségrégation entre toutes les communautés présentes sur l’île. La Yamuna, récit enchâssé de la vie et des origines mystérieuses de celle que Léon nomme Suryavati (Force du soleil), ouvre par la polyphonie une perspective temporelle. La mère et la grand-mère de la jeune fille ont traversé le fleuve sacré des Indes, une aventure chargée d’épreuves initiatiques et de rituels qui les conduit jusqu’à « l’île miracle » (Q, 331). Le récit de cette épopée adopte une typographie différente, tout comme la « geste » des hommes bleus de Désert ou la quête de Geoffroy dans Onitsha, un procédé qui peut signaler « la présence de quelques aspects de l’altérité » (Jarlsbo, 12). À la voix de Jacques évoquant le temps mythique de sa jeunesse à l’île Maurice, s’ajoute celle de Suzanne récitant les poèmes de Baudelaire, de Longfellow* et surtout de Rimbaud, figure tutélaire du roman.
Un roman sous le signe de Rimbaud
Rimbaud, le poète maudit et marginal, est identifié à l’ancêtre disparu et au narrateur, cet autre « voyageur sans fin » qui, lorsqu’il marche sur les pas de l’un, retrouve les images de l’autre. La première rencontre de Jacques avec Rimbaud se répète d’une manière obsédante ; l’énigmatique incipit du roman présente l’image du poète au seuil du restaurant, une image – transmise par Jacques – que Léon conserve en mémoire telle une photographie. La deuxième rencontre avec Rimbaud se produit pendant l’escale à Aden ; Rimbaud est alors le moribond « empoisonneur » des chiens faméliques qui errent dans la ville. Cet épisode a son écho à la fin du roman puisque la tante Anna empoisonne aussi les chiens abandonnés.
Après cette deuxième rencontre, Rimbaud disparaît comme actant, mais il est présent par les citations du « Bateau ivre » que récitent Léon et Suzanne. Les vers de ce poème de la révolte, de la quête d’aventure et d’absolu, de la désillusion aussi, font de Léon, le disparu, le reflet du référent mythique, le poète maudit à la recherche de son identité. Sa quête s’effectue par le voyage en mer au bord de l’Ava, évocateur de celui de Rimbaud. Mais l’image récurrente du « bateau ivre » se dilue peu à peu dans la figure dégradée du « radeau » à la dérive (Q, 471) jusqu’à sa disparition complète, à l’instar des personnages : « Il me semble que même les mots violents de l’homme d’Aden ont disparu dans le ciel, ils ont été emportés par le vent et perdus dans la mer » (Q, 409).
La poésie représente ainsi l’un des fils conducteurs essentiels pour l’interprétation du texte. Le poète devient un mythe ou un « contre-mythe » auquel l’ancêtre légendaire est assimilé par son caractère rebelle et marginal. Le motif rimbaldien place le roman sous le signe du voyage, de la révolte absolue et de la poésie, et il introduit symboliquement un signe de la dégradation du mythe – déjà présente dans les deux images contrastées du Rimbaud jeune, violent, exigeant : celui des Poésies, du « Bateau ivre », et de l’homme d’Aden, aigri, malade – qui contamine en quelque sorte tout le roman.
Maria Luisa Bernabé
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES :
BERNABÉ-GIL, Maria Luisa Narración y mito : dimensiones del viaje en Le Chercheur d’or y La Quarantaine de J.-M.G. Le Clézio, Granada, Editorial Universidad de Granada, 2006 ; La Quarantaine de J.-M.G. Le Clézio. Una novela del tiempo, Granada, Comares, 2007 ; DÄLLENBACH, Lucien. Le récit spéculaire, Paris, Seuil (1977) ; JARLSBO, Jeana, Écriture et altérité dans trois romans de J.- M. G. Le Clézio : Désert, Onitsha et La Quarantaine. Lund, Études romanes de Lund 66, 2003 ; LE CLÉZIO, J.-M.G., La Quarantaine, Paris, Gallimard, 1995 ; SALLES, Marina, Le Clézio, Notre contemporain, PUR, 2006 ; THIBAULT, Bruno, J.-M.G. Le Clézio et la métaphore exotique, Amsterdam/New York, Rodopi, 2009 ; VAN ACKER, Isa, Carnets de doute. Variantes romanesques du voyage chez J.-M.G. Le Clézio, Amsterdam / New York, Rodopi, 2008.
Cipayes (révolte des) ; Hindouisme ; Île Maurice ; Île Plate ; Longfellow ; Rimbaud ; Suryavati.