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En 1970, tandis que l’après-guerre a consacré en Europe le mode de vie consumériste, la guerre froide et la menace nucléaire s’installent pour de bon. Le Clézio écrit alors : « La guerre a commencé. Personne ne sait plus où, ni comment, mais c’est ainsi. » (p. 7) Elle « est en route pour durer dix mille ans, pour durer plus longtemps que l’histoire des hommes. Il n’y a pas de fuite possible, pas de désaveu » (p. 7). Ces énoncés liminaires signalent une écriture exigeante et une difficulté de catégorisation générique. Car bien qu’on trouve des personnages dans le texte, ceux-ci apparaissent surtout comme des figures paradigmatiques. Une jeune femme, un jeune homme ; cela pourrait être n’importe qui. Des masques plutôt qu’une psychologie. Œuvre avant tout thématique, voire thétique, qui tâche de cerner par les moyens de l’écriture littéraire une forme de guerre larvée, La guerre présente aussi un récit initiatique mettant en scène une jeune fille, Bea B., aux prises avec son devenir existentiel et son désir, complexe et contrarié, incarné par une figure de sombre jeune homme, Monsieur X. La guerre n’est donc pas exactement un roman, sauf à s’accrocher à la notion malgré l’éclatement des règles que l’époque valorise.
Le récit, si mince soit-il, nous laisse tout de même comprendre cette prémisse : Bea B. a quitté la demeure familiale il y a de cela trois ou quatre ans pour venir vivre à Paris. Là, elle a d’abord connu une socialité exacerbée, sortant souvent et rencontrant beaucoup de jeunes gens. Elle a travaillé comme journaliste pour un organe de presse qu’on suppose être l’un de ces magazines féminins si populaires en France à cette époque (voir Sullerot 1966). Par le biais de son travail, elle a rencontré Henri, photographe ayant illustré plusieurs de ses articles. Lui voulait se marier avec elle, avoir des enfants. Mais Bea B. s’est peu à peu détachée de son milieu professionnel, s’y sentant de moins en moins investie intellectuellement. Puis, du jour au lendemain, elle a fait le choix de « disparaître » (p. 27) « pour avoir le temps de regarder ce qui se pass[e] vraiment » (p. 26). Alors, vivant seule, elle oscille entre l’observation brute du monde urbain et technique qui l’entoure, l’espérance indicible d’une vie tout autre, qui échapperait à la contrainte du travail et à la monotonie du quotidien, et le goût de l’aventure débridée, incarnée ici par l’intrigant Monsieur X.
Dans un petit carnet (qu’elle traîne partout), son « semainier “pratic” », Bea B. écrit : « Je passe mon temps entre les cours, à la bibliothèque, les cafés et ma chambre. […] Je vais au ciné. » (p. 28). Elle est à l’image de sa génération : urbaine, éduquée, salariée ; elle est exposée à « ces histoires de sexe » qui obsèdent ses contemporains, bien qu’elle trouve cela « idiot » (p. 29). Elle fume des cigarettes américaines et se lave les dents. Le Clézio semble avoir voulu faire de son héroïne le prototype moyen de la jeune génération montante de l’époque, cette génération d’après-guerre à laquelle l’auteur appartient et qui, happée par la modernisation à cadence élevée que connaît la France depuis 1945, remet en cause les fondements moraux et les traditions sur lesquels reposait la société jusqu’alors. Cette modernité galopante, Le Clézio s’emploie à la représenter sous divers aspects (voir à ce sujet Salles 2007). Bouleversant les mœurs, facilitant certaines tâches, mais transformant aussi profondément le temps et l’espace, elle effraie et fascine à la fois.
Montrant quelque familiarité avec les discours technocritiques qu’ont tenu peu avant dans l’espace culturel français les situationnistes ou Socialisme ou barbarie, et avant eux Georges Bernanos ou Jacques Ellul, Le Clézio s’emploie à représenter, au moyen d’images étonnantes, la menace de recouvrement total de la Terre par des matériaux synthétiques et le remplacement des éléments naturels par des artifices techniques. Le passage suivant en offre un bon aperçu : « La terre est une plaque de goudron, l’eau est de la cellophane, l’air est en nylon. Le soleil brûle au centre du plafond d’isorel, avec sa grosse ampoule de 1 600 watts. […] Le monde est poli et neuf, il sent la chlorophylle et le benzène. […] Partout brillent les rivets d’acier, et le ciel tourne sur lui-même très lentement, pivotant sur ses immenses gonds. » (p. 3132)
Si Monsieur X est associé à la vitesse, au moteur rugissant de sa puissante moto, il revêt aussi un visage de mort par lequel l’écrivain l’identifie à la menace que représente à ses yeux la technique moderne. Dans une scène emblématique de chasse à l’homme, le lecteur retrouve ce personnage au volant d’une grosse automobile américaine. Bea B. est à bord elle aussi, bien qu’elle ait été entrainée dans cette affaire un peu malgré elle. Au milieu de la nuit, la voiture, phares éteints, fauche un homme marchant le long d’une route de campagne. Cette scène de mort absurde figure la violence des machines modernes et les comportements destructeurs qu’elles peuvent provoquer chez leurs usagers, comme si l’énergie qu’elles dégageaient et la puissance de mouvement qu’elles autorisaient devaient fatalement être tournées contre autrui. « La pensée avait été chassée du monde, comme cela, facilement, par le mouvement des voitures qui roulaient d’un bout à l’autre du boulevard. Le bruit avait anéanti la vérité, et les mots » (p. 202), écrit Le Clézio. La Guerre s’écrit contre le danger d’anéantissement de la pensée par la technique.
L’un des aspects importants de La guerre est sa représentation de la condition féminine. Alliée au thème de la guerre totale, civilisationnelle, la représentation du sort social des femmes révèle sa dimension tragique sous la plume de l’écrivain. Ainsi, lit-on : « Depuis le début de l’enfance, la jeune fille avait fui, mais elle ne le savait pas. Tous, ils la poursuivaient. Ils avaient lancé sur elle leurs meutes de chiens sauvages, ils l’avaient forcée à courir, à courir… Mais on n’échappe pas à la guerre […] La guerre referme ses pièges sur la jeune fille. » (p. 100) Le Clézio accorde beaucoup d’importance à représenter ce sentiment féminin d’être traquée, d’être perçue comme une proie et, en conséquence, de se sentir pourchassée et menacée. S’intéressant aux rapports genrés binaires, l’auteur observe avec acuité la violence symbolique qu’exercent les hommes à l’égard des femmes, que ce soit à travers leurs techniques de séduction ou plus indirectement par le biais du marché, qui réduit la jeune fille à vouloir se conformer aux images vues dans les vitrines ou les magazines. Alors, le corps féminin devient le lieu d’un investissement symbolique, d’une guerre de domination et de contrôle. « Peut-être que la guerre a déjà eu raison d’elle, l’a pétrifiée. […] Peut-être bien qu’elle vit automatique », écrit Le Clézio, qui réduit à ce moment la jeune fille aux reflets que lui renvoient les marchandises et la propagande libérale : « Et ses pensées, ses mots : des marques de talons-aiguilles sur le bitume, des bouts de cigarettes, des reflets sur les carrosserie des voitures, des pages de magazines où il n’y a que des photographies d’inconnues. » (p. 33)
Au-delà des avancées sociales réelles survenues autour de Mai 68 en faveur de l’émancipation des femmes, Le Clézio semble vouloir témoigner d’une réalité plus profonde en attachant la condition et le sort de son héroïne au spectre de la guerre. Dans une scène troublante (p. 257-264), qui semble un cauchemar, Bea B. cherche à fuir une menace invisible, qui l’encercle. Tandis que des voix venues on ne sait d’où l’injurient, elle ne peut dire mot ; elle est prise au piège : « épuisée, elle ne peut plus respirer ». Elle veut fuir, mais trébuche, et des lambeaux de peau s’arrachent à chaque foulée, jusqu’à ce que ses jambes ne soient plus réduites qu’à d’« affreux moignons ». Soudainement, derrière elle, un homme-voiture surgit : « C’est une vibration profonde, menaçante, un bruit de tonnerre à ras de terre. C’est à la fois une voiture au moteur ronflant, et un homme qui respire » L’homme la rejoint ; il lui « parle avec son moteur ». Puis, son « ombre s’étend sur elle » ; « les mains de l’homme lui arrachent ses vêtements » ; « la bouche de l’homme se colle sur la sienne et l’étouffe ». Elle sent que sa « fin est proche ». « Les mains de l’homme se promènent sur son corps, de haut en bas, fouillent les replis de son corps », tandis qu’autour d’elle, des « bipèdes s’acharnent les uns contre les autres, à coups de gourdin qui font éclater les crânes ». La scène prend une tournure allégorique : à la fois très crue et hallucinée, elle semble vouloir symboliser deux niveaux simultanés de la guerre.
Cependant, Le Clézio entretient un doute sur la nature de cette scène. Est-ce un viol ? La jeune fille est-elle consentante ? Le Procès-verbal déjà mettait en scène, insensiblement depuis la perspective masculine, le viol de Michèle par Adam. Ici, Le Clézio semble prendre le parti inverse, nous forçant à vivre avec elle l’assaut violent que subit Bea B. aux mains de Monsieur X. « La jeune fille lutte encore contre le corps qui l’écrase et la pénètre. […] Elle n’y peut rien » ; « c’est comme si on avait coulé du béton dans son utérus », écrit l’auteur. La scène prend une couleur initiatique par laquelle la domination masculine et l’assaut sexuel apparaissent comme des fatalités civilisationnelles : « Elle sait que c’est ainsi, au bout de toutes les poursuites il doit y avoir cet écrasement, cette douleur ». Or, le texte parle d’une « douleur qui devient de plus en plus brûlante, de plus en plus précise, jusqu’à la jouissance ». L’ambiguïté du rapport physique est doublée d’une ambiguïté existentielle, car au terme de la scène, « la jeune fille est morte sur son matelas », bien qu’elle vive encore dans le chapitre suivant.
Ook Chung a produit une analyse très intéressante de la dimension prophétique de l’écriture leclézienne à cette époque. Il remarque dans La Guerre la présence soutenue d’un discours apocalyptique. Le viol de la jeune fille pourrait ainsi être vu comme une illustration allégorique du sort de l’humanité et du cours de l’histoire, dont la perpétuation et l’avancement semblent n’avoir jamais été exempts d’une violence à la fois symbolique et physique. La jeune fille féconde constitue à cet égard une ressource importante, dont la maîtrise est cruciale ; son ventre apparaît comme le lieu de toutes les luttes pour la survie. Alors, « [l]a guerre, c’est cela même : l’acte de naître » (p. 15). L’œuvre prend ainsi des allures de fable sur l’existence humaine et sa fin possible. Chung qualifie d’ailleurs Bea B. et Monsieur X de « couple ontologique » : leur relation est celle d’une « polarité faite d’attraction et d’opposition, de désir et de terreur. Ils ne sauraient se soustraire à la fatalité qui les pousse à s’accoupler » (Chung 2001, p. 189) et seraient en cela les représentants paradigmatiques du genre humain. En quoi se vérifie l’idée que l’écrivain a voulu donner à voir, selon ses propres mots, « une vision d’au-delà de la vie, totale, brutale, une vision de l’intérieur de la vie » (p. 202).
Ultimement, on retiendra « la malédiction de Monsieur X », véritable imprécation apocalyptique, qui surdétermine toutes les images que donne à voir le texte. Le discours leclézien prend acte des transformations profondes apportées par la modernité technologique, mais loin d’être réactionnaire, il est visionnaire jusqu’à préfigurer par certaines images saisissantes les troubles majeurs du dérèglement climatique actuel : « Les villes vont bientôt éclater. Elles consumeront en un éclair des siècles d’énergie et de pensée. […] Nous sommes à l’intérieur des hauts fourneaux, et la chaleur incandescente monte lentement, degré par degré. » (p. 240)
Excessives, fulgurantes, pessimistes, l’écriture et la pensée singulières qui caractérisent La guerre sont résolument expérimentales et ne manqueront pas de déconcerter le lecteur non averti. Pourtant, il est clair que Le Clézio a trouvé au début de la décennie 1970 un nouveau souffle créateur, qui se prolongera en s’intensifiant de brillante façon dans Les Géants trois ans après.
Simon Levesque
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
CHUNG, Ook, Le Clézio. Une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001 ; LE CLÉZIO, J.M.G., Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, coll. Le Chemin, 1963 ; La Guerre, Paris, Gallimard, coll. L’imaginaire, 1993 [1970] ; « Préface » (1967), in Lautréamont, Œuvres complètes, éd. H. Juin, Paris, Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1973, p. 714 ; MOSER, Keith, J.M.G. Le Clézio : A Concerned Citizen of the Global Village, Lanham, Lexington Books, 2013 ; MURAT, Michel, « Michel Murat relit La Guerre de J.M.G. Le Clézio », Fixxion, n° 2, 2011, p. 154-160 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, coll. Critiques littéraires, 2007 ; La Tour, Les Choses, La Guerre : Hélène Bessette, Georges Perec, J.M.G. Le CLézio, Caen, Passage(s), 2018 ; SULLEROT, Évelyne, La presse féminine, 2e éd., Paris, Armand Colin, 1966 ; THIBAULT, Bruno, « Errance et initiation dans la ville postmoderne de La Guerre (1970) à Poisson d’or (1997) », Nottingham French Studies, vol. 39, n° 1, 2000, p. 76-109.