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Les Géants est publié en 1973 chez Gallimard. Aucune mention de genre n’est portée sur la couverture. « Les Géants » se trouve entre parenthèses, surmonté du véritable titre : le symbole de l’électricité. L’œuvre refuse d’emblée les pratiques éditoriales. Elle rompt une nouvelle fois avec la typologie littéraire. J.M.G. Le Clézio, à cette époque, est considéré comme héritier du Nouveau Roman, contempteur de la tradition romanesque, ainsi que l’atteste une liste d’auteurs établie par Jean Ricardou (1973, 10). D’ailleurs, l’oeuvre est dédiée au premier empereur de Chine qui combattit le traditionalisme des lettrés.
Les catégories du roman : personnage, récit, temps, sont subverties. Quelques personnages traversent le texte par intermittence. Ils n’ont pas vraiment d’identité, juste un genre, un âge très vague et sont désignés par des termes génériques : « la jeune fille Tranquilité » (qui a dû perdre une « l » car elle reste plaquée au sol), son ami, Machines, qui s’occupe des chariots du supermarché et le « petit garçon surnommé Bogo le Muet ». À la fin de l’œuvre, la fiction didactique liant auteur et lecteur disparaît : Tranquilité, Machines, Bogo perdent leur peu d’identité (Ge, 307-309). D’autres personnages apparaissent au cours de l’œuvre mais dans des microrécits, parfois récurrents.
L’observation des jeunes filles au début (Ge, 41-42) par Bogo, recommence presque identique à la fin (Ge, 295-296). Dans la première version, « Il voit les jeunes filles s’avancer sur la plage en se tordant les pieds. » Dans la deuxième version, « Avec ses yeux plissés, il voit les deux jeunes filles avancer sur la plage en se tordant un peu les pieds sur les galets. » Les barques sur lesquelles elles s’éloignent sur la mer sont presque identiques. La fin de la seconde version surprend d’autant plus que les ressemblances s’étaient multipliées. Après une première détonation « on entend une autre détonation, mais plus forte celle-là, qui fait un drôle de bruit double, quand la jeune fille aux cheveux blonds a pressé sur la détente du pistolet 22 LR appuyé sur le cœur de la jeune fille aux cheveux châtains qui la tue. » (Ge, 296) Leur fin est délibérément ambiguë. Qui tue qui ? Le dénouement n’est qu’un pied de nez à l’attente du lecteur, à la structure traditionnelle du récit, un jeu avec la syntaxe reposant sur le brouillage du mécanisme anaphorique.
D’autres microrécits déroutent pareillement. C’est le cas de Brazil Nut Story qui commence par « Il était une fois, à Puerto Maldonado […] » (Ge, 310). On attendrait, d’après l’incipit, un récit merveilleux. Il n’en est rien. Ouvert sur la formule magique du conte, l’histoire se délite en une accusation de la civilisation, devient une mise en abyme de l’œuvre et ridiculise les normes du récit.
Quant au lieu où évoluent Tranquilité, Machines et Bogo, il est le thème et le personnage principal : un gigantesque supermarché. La société consumériste du libéralisme occidental, dès les premières pages, est désignée par ses logos, avouant dans des ouvrages spécialisés ses objectifs : annuler la conscience pour vendre le plus possible. Hyperpolis, produit et métaphore des « Géants », des « Maîtres du langage » (Ge, 310), perd les individus, transforme l’horizontalité en verticalité, le plafond en gouffre, la lumière en nuit. Son temps est cyclique.
L’intrigue, le dénouement n’existent pas. La fin revient au début, composée de pages de publicité. Empruntées aux grands mythes, se développent toutes les métaphores du temps. On pense à Dédale : « Ceux qui avaient conçu ce piège l’avaient bien fait. pour qu’on ne s’échappe pas […]» (Ge, 49). Sisyphe apparaît aussi dans la condamnation sans rémission à effectuer éternellement la même activité : marcher, ranger des chariots. Mais c’est surtout à Kronos, le Temps, que ressemble Hyperpolis, évoquée comme une « bouche ensanglantée de cannibale, qui dévorait la foule […] » (Ge, 53).
Ce sont ces « Maîtres du langage », ces « Géants », contre qui s’élève la voix majeure de l’œuvre. Il s’agit d’une présence furieuse qui invective, dénonce, condamne. Un auteur fictif, dont la distance avec l’auteur véritable est floue, s’adresse à un lecteur fictif. « Je vais vous dire : je vois beaucoup de femmes et beaucoup d’hommes, tout le temps dans la lumière du jour, et ce sont des sourds-muets. Moi, j’entends encore quelques murmures » (Ge, 19). Il ne peut rivaliser avec les prophètes consacrés à qui est accordée la révélation absolue. Cependant, comme Jérémie, cité dans La Guerre, il voit la terre à une distance sidérale et son discours est composé de condamnations, d’objurgations soutenues par des interrogations, exclamations, anaphores : « Libérez-vous. Libérez-vous. Tuez avec votre simple regard les hommes qui sont maîtres du regard […] » (Ge, 33). Et revient le leitmotiv : « Il faut brûler Hyperpolis ».
Marina Salles parle de « la mise en abyme de l’activité scripturale, ce que Gérard Genette appelle ‘la métalepse d’auteur’ : ‘la transgression par laquelle il s’ingère dans la fiction comme figure de sa capacité créatrice’ […] » (2006, 285-286) − plus précisément ici comme figure de son pouvoir prophétique qui appelle une ère nouvelle. Il faut, pour faire échec aux « Maîtres du langage », amener le lecteur convoqué vers d’autres modes de pensée, d’où la prolifération des références à d’autres textes, de la transtextualité.
Dès les premières pages, le vocabulaire des « Géants » est là, cynique, impitoyable, mais selon un agencement tel que ses effets sont annulés, ses dévoiements évidents : superpositions, accumulations de logos, théories de vente, empruntant leur « montage » aux collages surréalistes. L’écriture fait place à l’art plastique.
Les épigraphes sont souvent empruntées aux civilisations anciennes à moins qu’il ne s’agisse du langage ultramoderne des sciences. À l’illusion du bleu du ciel, expliquée scientifiquement, est accolée le sanscrit « maya » qui désigne l’illusion (Ge, 122). Idéogrammes, BD ou Dits du Bouddha (Ge, 69), la transtextualité combat le langage des Maîtres en interrogeant tous les temps et toute la planète. En résulte une surdétermination de l’œuvre : la désignation du langage informatique Michigan Algorithm decoder (Ge, 172) a pour acronyme MAD, « fou » en anglais ; du coup le système se trouve stigmatisé et les interprétations possibles multipliées. L’œuvre fourmille d’énoncés à décoder, qui ne peuvent qu’excéder les compétences du lecteur. D’ailleurs, le nombre d’hapax dus à la transtextualité rend impossible l’étude lexicométrique, comme l’indique M. Kastberg Sjöblom, obligée de renoncer aux Géants. (2002, 29)
L’œuvre appelle à s’arracher à la déambulation hypnotique pour le vertige de la quête spirituelle, difficile, labile. Ce sont les mots qui font la réalité mais elle n’est jamais définitive. Demeure, contre la parole invasive des slogans, d’où qu’ils viennent, l’injonction : « Il faut écrire, penser et agir, par énigmes […] » (Ge, 320)
L’analogie s’impose entre l’emprise du consumérisme et celle de la tradition romanesque. Il faut rompre, briser leurs miroirs trompeurs. Est-ce possible sans l’angoisse de se perdre ? « Mais si l’on brise ces vitres, si je brise mes vitres […] si je fais ça : si en fin de compte, c’est moi qui m’écroule […] ? » (Ge, 22) Les Géants contient en même temps l’appel à la subversion et la nostalgie d’une forme.
Michelle Labbé
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
LE CLĖZIO, J.-M.G., Les Géants, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973 ; GENETTE, Gérard, Métalepse, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 27 (cité par Marina Salles, note 47) ; KASTBERG-SJÖBLOM, Margareta, L’Ėcriture de J.-M.G. Le Clézio, une approche lexicométrique, Université de Nice, Thèse 2002, p. 29. www.revuetexto.net>Kastberg_LeClézio.htlm, consulté le 6 octobre 2016 ; RICARDOU, Jean, Le Nouveau Roman, Paris, Le Seuil, coll. « Ėcrivains de toujours », 1973, p.10 ; SALLES, Marina, Le Clézio dans le « champ littéraire » in Le Clézio, notre contemporain, Presses universitaires de Rennes, 2006, <http://www.books.openedition.org/pur/34796> consulté le 6 octobre 2016 ; WALKER, David, « Du détail au totalitarisme : variations sur le commerce conquérant chez Le Clézio » in THIBAULT, Bruno et MOSER, Keith (dirs), J.-M.G. Le Clézio, Dans la forêt des paradoxes, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 111-123.