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Alma, publié par Gallimard en 2017, rejoint le cycle mauricien où, inspiré par l’histoire de sa famille, J.M.G. Le Clézio évoque les Mascareignes, et particulièrement l’île Maurice. Bien qu’éloigné de l’autobiographie par la création de personnages, Alma est un roman de filiation, une quête des origines, sans rupture avec le reste de l’œuvre, née en 1963. Ici, au lieu d’une structure narrative, il s’agit de « musicalisation du roman », rejoignant le Contrepoint d’Huxley.
Alma s’apparente au contrepoint, superposition organisée de lignes mélodiques distinctes, par l’alternance des voix qui rappelle Désert ou Onitsha : celles de Jérémie Felsen et de Dominique Felsen dit Dodo, liés par la parenté, qu’une génération sépare, qui se croisent peut-être furtivement à la fin de l’œuvre. Leurs chemins sont contraires : tandis que Jérémie vient de France à Maurice, Dodo, parti de Maurice, est depuis longtemps en France.
Rapporteur incertain d’une réalité qu’il a rêvée avant de l’avoir connue (14-15), Jérémie arrive dans l’île, muni d’un talisman qui lui vient de son père : la pierre de gésier du raphus cucullatus ou « dodo », sur lequel il entend faire un mémoire. Son objectif est multiple. Il rencontre celles qui connaissent le passé de l’île et de sa famille, ceux qui font le présent de l’île, Krystal qui profite et pâtit du tourisme sexuel, Aditi qui, à travers une O.N.G., se préoccupe de la faune et de la flore… Sa curiosité lui est consubstantielle : « J’irai partout, je veux tout voir » (147). Chaque chapitre est une rencontre et une approche de l’île. Dans sa description minutieuse de ce qu’il reste d’une sucrerie en ruines remplacée bientôt par un parc d’attractions, il se situe entre un passé proche et un futur imminent mais la vue d’un squelette de dodo le ramène à l’aube du monde, « quand l’île était encore neuve − neuve d’humains » (81).
L’autre voix à la première personne, que différencie l’italique, est celle de Dodo, dernier des Felsen sur l’île, atteint par la syphilis, désignée par le sigma grec, qui lui a rongé le visage et interdit toute descendance. Pour lui, la vie n’est qu’un seul jour, qu’il évoque au présent, en mots et propositions simples, acceptant la déchirure du sigma. À la tension de Jérémie répond la résignation de Dodo.
À ces voix s’ajoutent celles de micro-récits. Marie-Madeleine, fille naturelle du gouverneur des îles de France et de Bourbon, se plaint dans le style et l’esprit du dix-huitième siècle : « j’ai lieu de croire » (168), « cousine germaine de feu mon père » (172). Le récit d’Ashok qui découvre le lac des fées s’approche du conte. La voix de Saklavou, esprit de l’esclavage, vitupère, vengeresse.
Aux tons ou timbres s’ajoute le jeu sur les consonances et sur les reprises de thèmes. Jérémie, dans l’intention de rappeler ceux qui ont vécu sur l’île, cite le Mauritius Almanach, suggérant la dimension polyculturelle du lieu, imposant un rythme à la prolifération, en raison même de l’ordre alphabétique. Des mots venus des Upanishads (192), une vieille chanson écossaise, « Auld Lang Syne, », privilégient aussi les sonorités. La chanson devient leitmotiv pour les deux personnages, signant la fin d’un monde : « […] quand tu le chantes c’est qu’il n’y a pas d’au revoir » (180). La mélodie créole s’entend plus chez Dodo élevé à Maurice. Elle lui convient d’autant plus qu’en raison de ses déformations syntaxiques et phonétiques, elle prend une naïveté enfantine : « biscuits manioc » (63), « raconte zistoire Topsie » (64). Le Clézio dit ne pas avoir besoin de parler ou d’entendre le français pour l’écrire (5 octobre 2017). Il serait comme un compositeur imaginant une mélodie rien qu’en écrivant une partition, faculté qu’il prête au musicien Dodo (76).
La reprise de motifs rythme le roman, variations qui reviennent chez un même personnage : l’évocation lyrique de la nature, les Fersen, le dodo, l’esclavage ou bien passent d’un personnage à l’autre : une chanson, Topsie, Alma…
Existent des interférences multiples. La disparition du raphus cucullatus entraîne celle du tambalacoque auquel il permettait de germer. « Dodo » est le nom de l’oiseau et celui du dernier descendant des Felsen, les deux émouvants et ridicules. L’homme a l’habitude de faire rire de sa maladie en parvenant, faute de nez, à se lécher les yeux. En écho, l’oiseau est moqué sur le pont du bateau par les hommes d’équipage.
« Alma » désigne la propriété des Felsen et sa première hôtesse et, selon les langues : une mère nourricière, une jeune fille, par ses paronymes : le souffle (atma), la blancheur (alba). Le centre commercial Maya (du sanscrit : illusion) a pour alias Krystal, « l’illusion de la jeunesse éternelle » (74). L’onomastique crée une nébuleuse de valeurs.
Il ne s’agit pas de lien métaphorique mais d’un faisceau d’évocations qui tendent vers une unité spirituelle. Dodo est humain et monstrueux, il n’a pas de visage, mais il a la grâce. Il guérit un enfant agonisant : « […] je souffle dans les trous de son nez, et l’enfant se met à tousser […] il gagne la vie. » (260) « Le clochard merveilleux » est une sorte de héros épique. La séance de spiritisme suivie par Jérémie lie le pittoresque de l’île à la descente aux enfers propre à l’épopée (226-233).
Alternent les thèmes, les sonorités et se superposent des plans de lecture.
L’un des plans est le prophétisme qu’on trouvait déjà dans La Guerre et Les Géants. Aditi appelle Jérémie « le justicier » (142). Il a « un nom de prophète » (143). D’ailleurs, il dénonce les dysfonctionnements d’une société. L’un des chapitres dont Dodo est le locuteur s’appelle Le Prophète. Ironiquement. Car c’est malgré lui que Dodo, suivi par la foule des exclus, désigne la misère du monde. (256).
Le prophétisme n’a pas la violence des œuvres précédentes. Saklavou, seul, vitupère et maudit. Jérémie imite avec humour les persiflages de la bonne société de l’île : « Rob Rosko − même s’il est juif ukrainien par ses parents, mais Dieu merci ça ne se voit pas trop, […] pas du tout « marqué » (217-218).
Le Clézio prête aussi quelque humour à Dodo, qui, malgré son innocence, s’amuse du lavement des pieds par les religieuses. Des paroles de Simon Pierre dans l’Évangile : « Quoi ! Vous Seigneur, vous me lavez les pieds ! » il rapproche celles des clochards : « … mo lipié prop moi, pas bizin lavé mamzelle ! » (155)
Ce qui est dénoncé se rattache à la dévoration. La crainte d’être mangé par les Blancs du jeune Noir Topsie rejoint la disparition des dodos que les premiers colons espéraient manger. Dodo dit « […] la maladie qui mange mon visage mange aussi mon nom » (50). Les Noirs ont été des proies pour les planteurs, les femmes restent des proies pour les visiteurs de l’île. L’île est dévorée par le tourisme.
L’écriture est le remède contre l’avalage. Dodo repasse à la craie le nom de ses parents sur les tombes du cimetière. Jérémie écrit le nom des habitants, de lieux évocateurs : Petite Julie, Grande Rosalie. Aditi écrit le nom des plantes, des animaux de l’île.
Le temps des prophètes est suspendu. Jérémie évoque le moment où les dodos « entament leur dernière danse » (87). Le temps « où tout est encore possible, juste un peu avant la mort » (141), rappelle celui qu’évoque Le Rêve Mexicain.
Les recherches studieuses de J.M.G. Le Clézio sur les Aztèques ou sur Maurice parviennent à un moment an-historique, un intemporel qui se reproduit quoi qu’on fasse, où l’éveil est contemporain de la chute.
On pourrait dire d’Alma ce qu’Octavio Paz dit des œuvres de Balzac ou de Proust : « C’est un hybride d’inspiration et d’investigation scientifique, d’utopie et de critique. Une histoire mythique, un mythe qui s’est incarné dans l’histoire et se termine en jugement. Un Jugement dernier où la société se condamne elle-même avec ses principes. » (1956, 306). La polyphonie d’Alma représente différentes facettes de l’identification d’une île, d’une quête de la part manquante de soi, d’un hors-temps. La lecture se fait spirale qui passe de l’informatif à la poésie épique, à la vision.
Michelle Labbé
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
CHAUDEY, Marie, Le Clézio retourne à l’île Maurice, La Vie, 2§ octobre 2017, p. 76 ; DEVARRIEUX, Claire, « Le Clézio, Dodo le Héros », Libération, 6 octobre 2017,http://next.liberation.fr/livres/2017/10/06/le-clezio-dodo-le-heros_1601422 ; HUXLEY, Aldous, Contrepoint, 1928, traduit par Jules Caster, Plon, 1953 ; JANICOT, Alma mater, La Croix, 14-10-2017 https://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/Alma-mater-2017-10-12-1200883653 ; LECLAIR, Bertrand, « Ce que Le Clézio doit à l’île Maurice », Le Monde, 20 octobre 2017, p. 5 ; LE CLÉZIO, J.M.G., Alma, Paris Gallimard, 2017 ; LE MÉNAGER, Grégoire, « Le Clézio et ses démons », L’Obs n° 2763, 19-10-2017, p. 86-87 ; PAZ Octavio, L’arc et la lyre, 1956, 1965 pour la traduction française de Roger Munier, Gallimard. Entrevue avec Nicolas DEMORAND, https://www.franceinter.fr/emissions/l invite de 8H20/l invite de 8h20, 5 octobre 2017.