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Zinna, personnage éponyme d’une nouvelle du recueil Printemps et autres saisons (1989) est, comme beaucoup d’héroïnes lecléziennes au prénom en a (la voyelle de l’eau, selon Bachelard), une jeune fille charismatique dont la rencontre bouleverse la vie des deux personnages masculins du récit : Tomi, dit Gazelle, un jeune orphelin en rupture de ban et André Bassi, professeur de violoncelle, cinquantenaire désabusé, marié à Juliette, gravement asthmatique. Initiée à l’opéra par son oncle Moshé, Zinna a quitté le Mellah pour venir étudier le chant au conservatoire de Nice. Très douée, elle prépare un important concours sous la direction d’André Bassi, mais disparaît brutalement de la vie de son professeur avant même les épreuves. Ce récit ultérieur – 5 ans se sont écoulés entre l’arrivée de Zinna à Nice et son hospitalisation – est raconté du point de vue des protagonistes masculins : un narrateur omniscient prend en charge à la troisième personne l’histoire de Tomi, et André Bassi, narrateur intradiégétique, témoigne à la première personne. Les voix narratives se relaient pour combler les blancs de l’histoire. Tandis que Gazelle, ayant retrouvé Zinna logée dans un immeuble neuf en haut de la colline, partage sa vie, André Bassi découvre sur les pages glacées des magazines la brillante carrière de la Diva propulsée sur les plus grandes scènes lyriques d’Europe par le riche producteur Orsoni qui en a fait sa maîtresse. Entraînée dans la drogue et vite abandonnée par son pseudo-mentor, comme bien d’autres avant elle, la jeune femme sombre, et Gazelle, témoin de sa déchéance, la sauve in extremis d’une tentative de suicide, rêvant d’un avenir partagé à Vaujours – lieu de sa propre enfance – où ils pourraient retrouver la paix et les souvenirs heureux.
« À mi-chemin entre la ‘nouvelle portrait’ et ‘la nouvelle biographie’ » (Jollin-Bertocchi, 49), Zinna met en scène une double histoire d’« amour secret ». Pour l’adolescent, comme pour l’homme mûr, il y a un temps zéro : celui de l’apparition de Zinna dans leur vie et du trouble émotionnel qui s’empare alors de chacun d’eux. « Voleur, sniffeur de colle, menteur et fugueur », mais « vierge », Gazelle est immédiatement subjugué par la beauté de Zinna : « […] cette façon qu’elle avait de marcher, son visage incliné et ses cheveux couleur de cuivre, tout cela était entré dans Tomi, il ne pouvait l’oublier. C’était cela qui faisait battre son cœur » […] (167). C’est d’abord par la voix « irréelle, céleste » de la jeune fille que le musicien est envoûté avant de remarquer à son tour l’auréole de ses cheveux, l’éclat de ses yeux, et le coup de foudre est immédiat : « […] jamais je n’avais ressenti une telle émotion. Zinna chantait, comme si c’était pour moi, comme si elle était enfin arrivée jusqu’à moi, et que j’étais venu là où je devais, en suivant le fil de sa voix, à travers la solitude et l’amertume de ma vie. » (171). L’un et l’autre se détournent de leur vie d’avant. Tomi se poste chaque jour dans la ruelle de l’opéra, abandonne ses anciens compagnons de marge et travaille même au marché pour aider Zinna dans sa détresse. Le violoncelliste se désintéresse de la pratique de son instrument, privilégiant les répétitions quotidiennes avec Zinna. Mais ces amours restent platoniques. Tomi dissimule son désir charnel pour ne pas compromettre la tendre amitié qui les lie et, jusqu’au bout, il accompagne Zinna de sa sollicitude et de son impuissant amour oblatif. L’attirance du musicien ne s’exprime jamais que sublimée dans les paroles du duo de Don Giovanni : « La ci darem la mano. Si André Bassi ne voit pas clair dans ses sentiments, ce n’est pas le cas de son épouse Juliette, et le texte suggère que Zinna s’efface de la vie du couple pour ne pas blesser cette femme dont elle apaisait les souffrances par sa présence amicale. Jamais nous ne connaîtrons les sentiments de la jeune fille, mais en racontant son enfance pauvre et heureuse au Mellah, elle réchauffe et rassure l’orphelin, elle lui ouvre l’avenir, éclaire sa jeunesse. Elle offre au musicien englué dans la routine d’une vie sans joie « une année extraordinaire, brillante » (175), car elle est un de ces personnages lecléziens au rayonnement intense et fugace qui illuminent ce qu’ils approchent et laissent en disparaissant un vide impossible à combler : on songe à Mondo, à l’apparition de Lalla dans le supermarché (Désert) ou encore à Viram, le messager du bonheur dans la nouvelle qui porte ce titre (Histoire du pied et autres fantaisies). Sa jeunesse, sa beauté et ses dons n’en seront pas moins saccagés par les manipulations d’un odieux prédateur sexuel.
Dans cette nouvelle le drame s’exprime par le motif de la lumière. Zinna est une « fille du feu » avec ses yeux verts qui « brûlaient » et l’auréole de sa chevelure rousse « qui captait la lumière » (167). Cette lumière intérieure, dont la spiritualité transparaît dans le regard qui « cherchai[t] quelque chose dans le ciel, un nuage, un oiseau, une étoile […] (165), lui confère une beauté que ne parvient pas à altérer un informe manteau gris ; une beauté qui irradie : « Tout était neuf et lumineux » (176). Une beauté précieuse et fragile inscrite dans son prénom dérivé du mot « zaynab » qui signifie en arabe « bel arbre du désert aux fleurs parfumées ». Au sommet de sa gloire, la jeune femme se voit magnifiée par les robes de soirée, les bijoux, les éclairages sophistiqués des grands hôtels, les spots des scènes de théâtre : « Si belle, Zinna, dans sa robe écarlate, quand elle entrait dans le hall de l’hôtel Martinez, accompagnée du clignotement des flashes des photographes […], la lumière brillait sur ses épaules, embrasait sa chevelure, allumait les diamants de son diadème […] (187). Mais sur les clichés des magazines, André Bassi observe le début de la dégradation, le durcissement du regard, la sensibilité prise au piège des oripeaux de la vanité : « Aujourd’hui dans le hall de l’hôtel, son regard était du métal dur, et la lumière brillait sur son visage et sur ses épaules comme sur une coque. » (188) La descente aux enfers de Zinna dans l’addiction à l’héroïne se traduit par le triomphe des forces de l’ombre et de la nuit. À l’apparition éclatante des débuts s’oppose en diptyque celle de la jeune femme « pâle, maigre, dans sa robe noire » (193), avec ses lunettes noires, terrée dans son appartement le jour, car « la lumière du soleil l’éblouissait, lui donnait le vertige » (195), ne sortant que la nuit à la recherche des dealers. Quand, au comble de sa dégradation physique et morale, Zinna a « les yeux vides », un regard qui « n’accrochait plus la lumière » (197), elle ne peut que vouloir ne plus les ouvrir. Éclat versus vide, transparence versus obscurité, célébrité versus abandon, musique versus atonie : cette série d’antithèses qui structurent la nouvelle résume la tragédie de Zinna broyée par le « star-system » qui fabrique les icônes de la scène lyrique.
La musique dite « classique » est généralement associée dans l’œuvre leclézienne aux personnages de pianistes qui jouent le répertoire de la mère de l’auteur : Debussy (Étoile errante), Chopin (Ritournelle de la faim, Alma), Satie (Onitsha), ou encore au Boléro de Ravel, dont la création à Paris en 1929 avait ébloui Simone Le Clézio. « Zinna » est la seule nouvelle qui prenne pour cadre le monde de l’art lyrique. On y découvre la vie quotidienne du conservatoire de Nice sis dans les locaux vétustes de l’opéra de la ville : la gaieté des jeunes musiciens, enfants choyés, l’ennui d’un violoncelliste du rang voué aux concerts de routine, la jalousie des collègues quand apparaît une élève hors du commun, la joie de pratiquer et de partager la musique qui abolit le temps et révèle les plus profondes émotions. Zinna connaît tous les grands airs du répertoire pour soprano, et en particulier les opéras italiens, Lucie de Lamermoor (Donizetti), L’taliana a Algeri (Rossini), Aïda, La Traviata, Il Trovatore (Verdi). Mais c’est surtout quand elle chante le Don Giovanni de Mozart : La ci darem la mano ou le récitatif d’Anna, Crudele, que la « magie » de sa voix solaire apporte « le bonheur, le désir » (176) dans la pièce aux volets clos. Et lorsque André Bassi, ayant retrouvé la Diva au Festival lyrique de Vienne, envisage de lui écrire, ce sont les paroles du duettino de Mozart qui lui viennent à l’esprit :
« la ci darem la mano, la mi dirai di si
Vedi, non è lontano, partiam, ben moi, da qui
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Vorrei, e non vorrei, mi trema in poco il cor,
Felice è ver, sarei, ma puo burlarmi ancor… » (192).
Hors du conservatoire, lieu préservé, Zinna est en danger. Jeune fille pauvre et candide qui a peut-être rêvé de gloire, elle est une proie idéale pour Orsoni, producteur en vue qui fait et défait les célébrités. Il lui offre une vie de luxe et de paillettes à bord de son Yacht au nom surdéterminé, Le Dedalus, l’impose dans les plus grands festivals, lui promet un rôle dans la version filmée d’Otello par Ettore Scola. Avec un sens très sûr de l’écriture pamphlétaire, la nouvelle de Le Clézio dresse un violent réquisitoire contre la brutalité du monde du show-business infiltré par des hommes d’affaires véreux liés à toutes sortes de trafics. Le portrait sarcastique d’Orsoni, un de ces magnats de l’industrie et de la finance, montre un « Tartuffe » contemporain qui masque sous « son air rassurant d’honnête homme » (190) et ses formules latines sa perversité et son cynisme, achetant, utilisant, puis jetant dans la misère et la déchéance des adolescentes naïves en quête de réussite, pour assouvir sa soif d’argent et de pouvoir. Et ce, avec la complicité de Pagnoli, une petite gouape tout à sa dévotion, d’une presse « people » complaisante et de jeunes dealers sans scrupules, tel Rosette. Détruite par la drogue, Zinna ne chante plus, n’écoute plus même sur son vieux Teppaz les disques qu’elle aimait, « des bongos, des xylophones, des steelbands » (193) : sa défaite se traduit par l’exténuation de toute musique en elle. C’est une nouvelle fois « Mozart assassiné » (Saint-Exupéry).
Dans le conte, « Nabi », que narre Bitna pour Salomé, l’auteur reprend cette thématique du tribut payé par la jeunesse talentueuse à la violence de « l’industrie musicale », qu’il applique cette fois au monde de la K-pop. Star de la Pop coréenne, Nabi est prise en main professionnellement et affectivement par un photographe de la jet-set. Devenu l’amant, « le producteur, le protecteur, peut-être aussi le profiteur » (Bitna,157) de Nabi, il lui impose un rythme de vie et de travail infernal, lui organise des tournées à travers le monde, tue toute sa créativité, la coupe de ses relations antérieures, et la remplace très rapidement par celle qu’elle croyait son amie. Dans la solitude de sa chambre, la jeune fille, trahie et désespérée, se pend à l’aube avec un cintre métallique. Un récit qui trouve une résonance tragique dans l’actualité quand trois stars de la K-pop, dont deux très jeunes femmes, Sullli et Goo Harra, se sont donné la mort en novembre 2019. De la nouvelle de 1989 à celle de 2018, J.M.G. Le Clézio, observateur acéré du monde contemporain, reste fidèle à sa profession de foi : « écrire pour la gloire des vaincus non pour le profit des vainqueurs » (Brée, 110).
Marina Salles
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BRÉE, Germaine, Le monde fabuleux de Le Clézio, Amsterdam, Rodopi, 1990 ; JOLLIN-BERTOCCHI, Sophie, « L’Effet de simplicité dans La Ronde et autres faits divers et Printemps et autres saisons » in Claude Cavallero, Bruno Thibault (coords.), Contes, nouvelles et romances, Cahiers Le Clézio n° 2, Paris, Éditions Complicités, 2009, p. 47-72 ; LE CLÉZIO, J.M.G. « Zinna » in Printemps et autres saisons, Paris, Gallimard, « folio », 1991, p. 165-202 ; Onitsha, Paris, Gallimard 1991 ; Étoile errante, Paris, Gallimard, 1992 ; Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008 ; Alma, Paris, Gallimard, 2017 ; Bitna sous le ciel de Séoul, Paris, 2018 ; OUDOT-KERN, Catherine, « Chanteuses, voix libres » in Isabelle Roussel-Gillet, Marina Salles, Thierry Léger (dirs.), Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, PUR, 2010, p. 191-202 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, PUR, 2006 ; Le Clézio « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 ; VIEGNES, Michel, L’Esthétique de la nouvelle française au XXe siècle, New-York, Peter Lang, 1989.