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Tempête (2014), l’œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, est un recueil constitué de deux novellas, genre que l’auteur tient à présenter ainsi en quatrième de couverture : « En anglais, on appelle “novella” une longue nouvelle qui unit les lieux, l’action et le ton. Le modèle parfait serait Joseph Conrad ». Donnant une parfaite illustration de ce genre, pourtant peu exploité en France, l’auteur confirme une nouvelle fois, sa réputation d’écrivain de « l’aventure poétique » saluée par l’Académie suédoise en 2008 lors de l’attribution du prix Nobel. Le penchant de l’auteur à créer dans des genres peu répandus et variés s’inscrit bien dans sa volonté de décentralisation du pouvoir et de lutte contre l'oubli tout en marquant son ouverture à ce qui est placé en marge. C’est cet esprit d’« explorat[ion] d’une humanité au-delà  et en dessous de la civilisation régnante », honoré par l’Académie, qui sous-tend en effet, l’écriture des novellas du recueil contribuant par-là, à engendrer comme effet, le changement du regard des lecteurs.

 

Ainsi, Tempête met en scène les êtres délaissés et en crise, loin des noyaux de suprématie, ne côtoyant la ville moderne qu’en tant qu’exclus. Dans la première novella, éponyme et faisant de ce fait, écho à l’ensemble de l’ouvrage, la tempête ne trouble pas seulement la mer, mais aussi l’intérieur du personnage Philip Kyo, ancien journaliste de guerre à l’armée américaine au Vietnam. Monsieur Kyo est très bouleversé par deux événements qui ont marqué sa vie passée : le viol collectif d’une jeune fille vietnamienne commis par les soldats américains, dont il a été témoin sans réagir et des années après, le départ sans retour de sa bien-aimée Marie Song, à la mer : « Mary qui buvait plus que de raison, et que la mer a prise » (T, 15). Le premier événement lui coûte un remord profond et six ans de prison, et le second le plonge dans le désir inassouvi d’une renaissance sans cesse fantasmée.  Le viol se déroule en Hué au Vietnam durant la guerre avec les États-Unis et la disparition de Mary dans la mer se passe dans l’île coréenne d’Udo située en mer du Japon. Rongé par le souvenir de ces deux événements, l’homme en détresse revient sur l’île, trente ans après la disparition de Mary, pour mettre fin à ses jours : « Au début, j’ai pensé que je revenais sur cette île pour mourir moi aussi. Retrouver la trace de Mary, entrer un soir dans la mer et disparaître » (T, 18). Mais l’île devient le pivot de son destin : d’un côté, la nature de l’espace insulaire lui offre un lieu paisible et favorable au recueillement : « J’étais venu pour le vent, la mer, les chevaux […]. Il n’y a pas d’autre raison à mon exil, à ma solitude, seul le gris du ciel et de la mer » (T, 12-13). De l’autre, il y fait connaissance avec June, adolescente de 13 ans, immigrée depuis longtemps avec sa mère, et retrouve l’élan de vie. Cette rencontre est également fructueuse pour June qui, ne connaissant pas son père, est en pleine crise d’identité. L’abandon de sa mère par ce dernier, un soldat américain, qui est également à l’origine de leur immigration, est la seule chose qu’elle connaît sur l’histoire de son existence. Sa douleur d’exister et aussi le mal-être qu’elle éprouve au contact de Mr. Brown, le nouvel ami américain de sa mère sont palliés par le réconfort que lui apporte Monsieur Kyo. De la même façon, la compagnie de la jeune fille aide l’homme de soixante ans à tourner la page et à retrouver la force de continuer. La reconstruction progressive des deux personnages et le cours de leur retour à la vie au fil de leurs rencontres se racontent de leur propre bouche sous forme de deux récits alternés. Cette multiplicité des voix permet au lecteur d’apprivoiser deux regards différents chacun porté sur l’autre.

 

La seconde novella relate également, le tumulte profond qui s’empare de l’héroïne, Rachel, à partir du moment où elle apprend qu’elle est une enfant adoptée. Intitulée « Une femme sans identité », cette novella invite le lecteur à accompagner le protagoniste pendant sa crise identitaire qui mène également à une évolution profonde du personnage : elle accepte enfin, la réalité de sa vie et se prépare à « commencer une nouvelle histoire » (T, 231). Ce voyage intérieur se double d’un voyage physique : le déclanchement de la guerre civile en Côte d’Ivoire et la faillite de Monsieur Badou obligent la famille adoptive à quitter Takoradi, sur la côte africaine au Ghana, pour s’installer à Paris. Inscrit dans la continuité de nombreux autres personnages lecléziens, Rachel est fortement marquée par l’absence de quiétude dans la vie urbaine. Faisant face aux méandres de cette vie, tout comme une novice suivant son parcours initiatique, elle endure des souffrances à la fois psychologiques et physiques. De ce point de vue, l’espace urbain a la même valeur pour elle que l’île pour Monsieur Kyo : il est « ambigu, perçu d'abord comme infernal, où le héros au cours de sa métamorphose apprend à redécouvrir l'Éden » (Bouloumié, 68). Ainsi, tous les deux personnages suivent des parcours initiatiques similaires qui leur permettent d’accomplir une quête de soi et de retrouver la sérénité : ils se distancient dans la première étape, de leur lieu d’origine, ce qui leur favorise le recul nécessaire pour se recueillir et entamer une évolution intérieure. Le déplacement géographique leur procure l’isolement et « le silence, dans le vent et la mer, les nuits froides, les amas d’étoiles » (T, 12). Il permet aux personnages de profiter d’une « solitude constructive », « pour se retrouver ou même parfois se dissoudre dans la nature » (Amar, 111). Ensuite, ils se purifient en se confrontant aux épreuves que la vie dans le nouveau lieu leur inflige, car « l’initiation est obtenue souvent par des pratiques ascétiques qui provoquent rêves et visions, en abolissant la personnalité première du novice » (Vierne, 20). À cet égard, Monsieur Kyo revivifie les souvenirs amers et cherche à « mettre [s]es pas dans les traces anciennes » (T, 60), et Rachel expérimente l’abandon et parfois aussi la cruauté des autres, surtout celle de sa mère adoptive. La relation que ces personnages établissent avec l’espace les aide à se dépouiller des sentiments destructifs tels que le regret, la colère et la frustration de ne pas trouver des réponses à leurs interrogations identitaires et existentielles. Ainsi, pour Monsieur Kyo, ce sont les éléments naturels de l’espace insulaire, surtout le vent et la mer, qui préparent sa transformation. Celle-ci se reflète bien dans l’évolution de sa perception de la nature qui est d’abord sinistre : « La mer lave la mort, la mer ronge, détruit et ne rend rien, ou bien un corps d’enfant déjà entamé » (T, 18), mais qui devient progressivement positive : « La tempête, en passant sur l’île, m’a vidé de toute ma rancœur. Je me sens léger » (T, 128).

 

La place considérable des interactions des personnages avec la nature rend à celle-ci le statut d’un personnage à part entière. L’ambivalence de l’effet de ces interactions évoque bien l’état d’âme des personnages : d’un côté, la tempête représente la dimension incontrôlable de la vie, des événements et des accidents imprévus qui s’imposent aux personnages et qui changent radicalement leur vie en devenant source de leurs souffrances. C’est l’aspect dont Monsieur Kyo parle ainsi : « La tempête me prête sa rage. J’ai besoin de ses cris d’orfraie, de ses soufflets de forge » (T, 22). D’un autre côté, « la nature produit comme effet principal l’éveil de la pensée émotionnelle » (Terrasson, 38) et de ce fait, elle devient purificatrice. Dans ce cas, la nature fait office de refuge, d’élément libérateur. Pour Rachel, la réminiscence des souvenirs heureux de l’enfance est inséparable de ses images mentales de la nature de Takoradi. La présence nostalgique et désirée de la nature, représentant également le désir du retour aux origines, est la seule chose qui donne la force de continuer à Rachel pendant ses errances solitaires à Paris. Faisant partie intégrante de la vie de June (T, 28), la nature prend aussi la place d’un ami et persiste à exister même dans sa pensée et ses rêves : « Je pense qu’il existe un monde sous la mer, un monde très beau, différent de tout ce qu’on voit sur la terre. Un monde qui n’est pas dur et sec » (T, 37).

 

La réconciliation avec soi passe par celle des contraires en l’homme : « matière et esprit, rêve et action, passé et présent, individu et collectivité, élan et sens et sens des limites » (Salles, 93). Elle équivaut la phase finale du parcours initiatique des personnages menant à leur renaissance. Celle-ci ne se réalise que grâce au contact désintéressé avec les éléments naturels et à l’amitié nouée avec ces derniers. Le redécouverte inespérée de l’île de Takoradi marque pour Rachel, femme sans identité du récit, la délivrance, l’invitation à un nouveau départ au sein de la terre d’origine et la reconnaissance d’une appartenance, d’une identité : « Je croyais que je ne reviendrais jamais en Afrique. Je croyais que je mourrais sans avoir revu cette terre, cette lumière, sans avoir respiré cet air, sans avoir bu à nouveau cette eau » (T, 224). Amenée à la maturité, Rachel brûle ses documents de naissance et décide de « devenir une autre » (T, 190). De même, le contact pur et direct avec la nature libère Monsieur Kyo de la présence obsessionnelle du passé, l’aide à faire aboutir sa quête de soi et le rend enfin, « prêt à prendre une place, n’importe quelle place » (T, 129) dans sa vie. Il traduit ainsi sa renaissance miraculeuse : « J’étais venu […] pour trouver le lieu de passage vers le néant, et c’est la vie qui me reprend. À mon âge, je ne croyais plus. Je n’espérais plus de miracle » (T, 112). Les souffrances endurées par June aussi ont une allure d’épreuve en la préparant à expérimenter une ouverture à autrui. En témoigne sa décision pour s’occuper de sa mère.

 

La communication des personnages avec la nature leur donne en effet, l’occasion de retrouver l’harmonie cosmique qu’ils ont perdue au fil de la vie moderne et face aux divers fléaux de celle-ci. De ce point de vue, la prise de position de l’auteur concernant la dualité nature/modernité confirme celle qu’il a affichée dans ses ouvrages précédents. Ainsi, pour les personnages de Tempête aussi, le monde moderne est un monde « sombre » et non-désirable. C’est ainsi que June reflète sa perception de celui-ci en décrivant la mer comme « un monde où tous les bruits sont différents, non pas les bruits des gens qui parlent, rien de sournois ou de méchant, juste cette rumeur qui vous entoure, vous entraîne et quand elle vous prend vous n’avez plus envie de revenir sur terre » (T, 37). Pour Philip Kyo, toutes les villes sont « des extensions de la prison, avec leurs rues en corridors […], les immeubles aux fenêtres fermées, les jardins étiques, les bancs de ciment où somnolent les vagabonds » (T, 111). L’allusion aux changements de l’île d’Udo, « harassée par les touristes » (T, 12), et au nombre important des hôtels qui y ont été construits se fait aussi, dans cette perspective et pour montrer l’avancée invasive d’une modernisation défigurant l’espace insulaire.

 

Le premier effet dévastateur de la modernité pour tous les personnages du recueil, c’est qu’elle fait dissiper la chaleur des contacts humains. Le mode de vie urbain se pose entre Bibi et Rachel en éloignant irrémédiablement les deux sœurs. Pour pallier la froideur qui s’installe entre celles-ci, Rachel plonge dans ses rêves et se souvient de l’enfance heureuse qu’elles ont eue dans la proximité de la nature : « J’aurais rêvé que tombe la muraille qui nous sépare. […] Tout ce qui s’est mis entre moi et Bibi, […] les mesquineries, les injustices. J’aurais rêvé que le vent balaye ça, le vent violent de la mer (T, 208). Elle a l’impression d’être « transparente » parmi la foule des passants qu’elle rencontre dans la rue. Mais l’errance et le vagabondage lui donne progressivement l’apparence d’un « monstre », ce qui « fait peur aux inconnus », pourtant sans lui déplaire : « Quand les gens ont peur de vous, c’est qu’ils vous voient. Vous existez » (T, 183).

 

La domination des valeurs matérielles hiérarchise les êtres humains et exclue inexorablement ceux qui ne partagent rien avec l’hégémonie régnante : « clodos, mendiants, enfants affamés, pickpockets, putes, vieillards solitaires » (T, 185), etc. Privée d’appartenance identitaire, Rachel se sent « du côté des errants », « celle qui n’avait pas de nom, pas d’âge, pas de lieu de naissance » (T, 185). Cette incommunication est une fatalité pour les plus faibles de la société. C’est pourquoi Rachel, « ressent[ant le vide, la colère », quitte Hakime qui l’avait pourtant accueillie chez lui et qui, amoureux d’elle, voulait partager sa vie avec elle : «  Lui, il est du bon côté. Lui, il a toujours eu sa mère » (T, 186). Philip Kyo aussi se sent en marge d’une société où il n’y a aucune place pour un ancien prisonnier qui ne peut plus exercer le journalisme. L’expérience d’une telle société l’amène, lui aussi, à dire à maintes reprises, qu’il est « du mauvais côté du monde ».

 

Le mépris d’autrui prend souvent un aspect violent en se manifestant sous forme de guerre ou de viol. Ce dernier en particulier, bascule la vie de tous les personnages de Tempête : Mary, enfant du viol, « née d’un GI », « soldat de l’armée américaine », ressent la rage et semble revenir « pour accomplir une vengeance » (T, 19). De même, le viol qui a donné existence à June crée un vide identitaire dans sa vie. Monsieur Kyo aussi, perd une grande partie de sa vie à endurer les conséquences d’un viol collectif qu’il n’a pas commis, mais dont il a été un témoin passif. La blessure que le viol laisse dans la vie de Rachel est pourtant, la plus profonde. « Née sous X », sa crise identitaire lui fait vivre le sentiment de l’humiliation et d’une haine intense. Son entreprise de mettre le feu au bâtiment du théâtre à Malraux, est une tentative pour extérioriser sa colère de n’avoir reçu aucun amour : « Je suis l’enfant du démon »; « C’est pour ça que j’aime le feu »; « Je suis l’enfant de la rage, de la jalousie, de la grimace. L’enfant née du mal, je ne connais pas l’amour, je ne connais que la haine » (T, 191).

 

Face à l’emprise de la modernité sous ses différentes formes, la vie autochtone continue à persister tant bien que mal, qu’elle soit en Afrique à Takoradi ou dans l’île d’Udo. Cette vie représentée par la nature insulaire se manifeste autant rude et violente que purificatrice et salvatrice. Elle est mise en exergue par la dédicace du recueil aux « Haenyo », « femmes de la mer » et « pêcheuses d’ormeaux », dont les appels est « une sorte de langage inconnu, archaïque, la langue des animaux marins qui ont hanté le monde longtemps avant les hommes » (T, 13). L’évocation de l’usure du corps de ces femmes, victimes de l’invasion des touristes (T, 13) qui « coulent comme une eau sale le long des routes » (T, 11), charge pourtant l’image de l’île d’une ambivalence qui désillusionne (Salles, 69) et dénonce le ravage de la modernité.

 

 

Maryam Sheibanian

(2022)

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AMAR, Ruth, Les structures de la solitude dans l’œuvre de J.M.G. Le Clézio, Paris, Publisud, 2004; BOULOUMIE, Arlette, Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, Paris, Gallimard, 1991; LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, Tempête, Paris, Gallimard, 2014; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006; SALLES, Marina, « J.M.G. Le Clézio, les îles de la désillusion », in Christophe Balagana et Gérard Dastugue (dir), Les Grains de sable seront doux comme le sucre. Mélanges offerts à Bernadette Mimosa-Ruiz, Presses Universitaires, Institut catholique de Toulouse, 2017, p. 55-74; TERRASSON, François, La peur de la nature, Paris, Sang de la Terre, 1993; VIERNE, Simone, Rite, Roman, Initiation, Grenoble, Presse Universitaire de Grenoble, 1973.