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La nouvelle « La Saison des pluies » constitue le cinquième portrait de femme du recueil Printemps et autres saisons (1989) de J.-M. G. Le Clézio. Narrée du point de vue d’un narrateur hétérodiégétique, cette « véritable[…] pépite[…] » (Asgarally, 1999, 20) retrace la vie de la Mauricienne et orpheline Gaby Kervern qui quitte l’île Maurice en 1929 pour la France pour y retourner, après plusieurs échecs, et y mourir en 1968.
Un récit d’initiation
Le récit propose une lecture ontologique sur la banalité de l’existence des petites gens et de leurs petites vies, de leurs ennuis, intrigues, envies et espérances en abordant les thèmes de l’errance, de la quête de l’aventure, du bonheur, de l’amour et des origines. Divisée en cinq parties démarquées typographiquement par trois lignes blanches, l’aventure de Gaby trahit une structure classique retraçant le départ de l’île (exposition), le bonheur (complication), la chute (péripétie), le malheur (retardement) et le retour à l’île (dénouement). À ce parcours peuvent être appliquées les trois étapes décisives des rites d’initiation d’après A. van Gennep : séparation, marge et réintégration (mort, gestation et renaissance symboliques). Le fait que les lectures de récits initiatiques, tels Premier amour de Ivan Tourgueniev, De si braves garçons de Patrick Modiano et Enfance de Nathalie Sarraute, aient servi à Le Clézio comme support intertextuel (cf. Pons, 1989, 66) corrobore cette hypothèse. La première partie narre en rétrospective l’enfance heureuse de Gaby, les vagabondages à travers les champs de cannes avec le Cafre Claude Portal, surnommé Ti coco, secrètement amoureux d’elle, puis avec sa meilleure amie Ananta, « l’Indienne en sari rose » (P, 170). Après la mort et l’enterrement de son père, Gaby quitte l’île Maurice pour Bordeaux en février 1929, elle a 18 ans. Pour elle, « partir [est] une délivrance » (P, 169). La traversée et son arrivée en France, sa rencontre et son mariage avec Jean Prat, étudiant en droit introverti et héritier d’une riche usine de robinets et de clapets, ainsi que sa grossesse en 1938 dans une maison vétuste, mais charmante à Nice, illustrent des rites de passage qui comblent Gaby de bonheur. Les soirées de bals et divertissements à Bordeaux et à Paris, qui rappellent les loisirs mondains et fêtes populaires de The Great Gatsby de S. F. Fitzgerald (cf. Salles, 2007, 145), les escapades aventureuses en Dodge décapotable en Normandie trahissant un caractère hédoniste et sexuel et le « désir irrésistible de fuir » (Proust, 1978, 68) qu’on retrouve dans les Impressions de route en automobile de Marcel Proust, accentuent la valeur magique de cette saison heureuse. Mais le malheur survient avec l’endettement du couple, la santé fragilisée de Gaby, la rupture totale avec la famille Prat, la mobilisation de Jean et la séquestration de la maison par les soldats allemands en 1943, provoquant la chute de Gaby pour qui seule la naissance de son fils Ignace, surnommé Ini, est une lueur d’espoir. Cet « enfant blanc » (Roussel-Gillet, 2008, 142) se présente sous le signe de l’absence, du silence et du retardement : son mutisme reflète la signification du mot latin « infans », celui qui ne sait pas parler. Et tandis que le nom est évocateur du mot « ignare », son origine latine renvoie à l’enflammé, motif renforcé par les premières paroles d’Ini « Lu-mière » (P, 190). Ce nom dote l’enfant d’un caractère serein, secret et miraculeux faisant écho au Contre-Réformiste et missionnaire basque du XVIe siècle Ignace de Loyola (cf. Roussel-Gillet, 2008, 147) et à la figure mystique du poème surréaliste « Iniji » de Henri Michaux. Le sobriquet Ini, forme tronquée du prénom Iñigo que choisit Gaby, mais qui n’est pas accepté par les autorités, souligne la valeur scissionniste de l’initiation.
Jean disparu, « dévoré » (P, 184) par la guerre, Gaby essaie de survivre à Nice, pendant les années noires après 1945. S’enfonçant de plus en plus dans la pauvreté, la solitude et la léthargie, elle tombe malade et perd la vue. Le double jeu du nouveau voisin Sguilario, qui se présente comme guérisseur, mais est en réalité « un voleur et violeur » (Cartal-Falk, 2011, 54), ne fait qu’aggraver la situation. Au seuil de la mort, Gaby est sauvée par Ini qui, mourant de faim, va mendier à la porte de la voisine, Mme Müller. Après sa convalescence, les souvenirs d’enfance et le désir de retourner dans son île se font alors de plus en plus prégnants. C’est l’apparition fugitive et illuminée d’Ananta qui la décide à y retourner en compagnie d’Ini le 24 février 1967. Mais la fille prodigue ne reconnaît plus son île à l’aube de l’Indépendance, la maison familiale à Maurice n’existe plus, Gaby est en proie au doute : « Est-ce que j’ai un pays ? » (P, 197). Sa quête d’Ananta aussi est un échec : Ti coco et Ini lui cacheront qu’elle est morte pauvre, juste après la guerre, ayant soigné les plus démunis. En revanche, la sollicitude et le soutien pécuniaire de Ti coco ainsi que l’hiver austral dans la petite cabane rappellent à Gaby la période heureuse à Nice. Mais avec les pluies resurgissent les problèmes : Gaby et Ini doivent déménager chez Ti coco qui tombe malade et meurt en janvier 1968. Son secret, la pension envoyée à Gaby en France, n’est révélé à Ini et au lecteur qu’à la fin, l’indifférente et aveugle Gaby n’en saura jamais rien. En proie à la fièvre, au délire, elle meurt le 12 mars 1968, le jour de l’Indépendance de Maurice, et est enterrée auprès de Ti coco. Ce moment terminal est sublimé par trois éléments à valeur cathartique, évocateurs des rites de passage et du renouvellement : ses larmes qui sont « comme une eau bienfaisante, comme la pluie des toits » (P, 201), sa vision épiphanique d’Ananta qui l’attend, et sa réunion avec Ti coco dans la mort. Cette structure circulaire, accentuée par le motif de l’enterrement et des pluies au début et à la fin du récit, reflète un réseau hautement symbolique de la naissance et du retour aux origines.
La question de la femme
Outre le motif de l’initiation et de la quête, le récit questionne la condition de la femme. Tandis que les hommes, hormis Ti coco et Ini, sont pratiquement effacés de l’histoire, les femmes y sont très présentes. Ainsi, l’orpheline Gaby, dont le seul souvenir de sa mère est celui de l’ouragan, est soutenue par plusieurs femmes bienveillantes. La tante Emma l’aide à quitter l’île, la cousine Henriette l’accueille en France, la tante Colombe, seule parente de la famille Prat qui l’accepte et l’appelle « Ma belle » (P, 182), l’aide à mettre Ini au monde, Madame Müller sauve mère et enfant, la vieille servante noire Thérésa et la vision de sa meilleure amie Ananta partagent le soir de sa vie. Quant à Gaby, elle manifeste sa générosité en aidant les filles et femmes abandonnées, malades, vieilles, enceintes ou prostituées (cf. P, 200). Les multiples points de vue narratifs font de Gaby un personnage ambivalent. Ils laissent transparaître une critique sociale et de la France et de « la jeunesse blessée de Maurice » (Salles, 2012, 57) où les femmes doivent vivre « la pauvreté, la solitude, la maladie » (P, 172) et sont considérées comme des êtres inférieurs, sans droit ni libertés. À son arrivée en France, Gaby est décrite par le narrateur comme l’idéal féminin : une « créole » attirante et belle avec son « teint hâlé » et sa « masse de cheveux noirs » (P, 172). La sensualité, la souplesse, le mystère (cf. Salles, 2007, 211), « la lumière et la douceur de son île, le bleu magique de la mer des Indes » (P, 173), sa jeunesse, la gaieté et liberté créole qui l’animent font d’elle un personnage « ardent[…] éblouissant[…] » (P, 172), à l’image des créoles des poèmes de Baudelaire : « À une dame créole », « La belle Dorothée » et « À une Malabaraise ». Fasciné par son « rayonnement des tropiques » (P, 174), Jean tombe tout de suite amoureux d’elle. Elle est son « Amazone » (P, 179) qui sait transformer une simple voiture en navire mythique voguant à travers l’espace. Les scènes d’amour où Gaby prend l’initiative laissent entrevoir son indépendance et sa force de caractère autant qu’un comportement indifférent, aveugle, d’une « cruauté bouleversante » (P, 170). Nonobstant, cette métisse devient rapidement victime de la société occidentale qui fait preuve de racisme quotidien et ordinaire. Elle n’est pour la famille Prat qu’une« créole pauvre » (P, 174) qui parle bizarrement, qui a assurément du « sang noir, du sang indien » (P, 174) en elle et qui a Jean « sous sa coupe » (P, 175). Gaby se voit transformée en enchanteresse, et son nom est réduit au pronom personnel : C’est « Elle » (P, 175) qui a « subjugué » (P, 174) et « envoûté » (P, 175) Jean et c’est elle qui lui « souffle ces mauvaises idées » (P, 180) au sujet de l’entreprise. Dans son plus grand dénuement, elle sera mise au ban de la famille de Jean et malheureusement, même à son retour à Maurice, toujours dénigrée, elle ne sera définie qu’à travers l’homme : « celle dont le mari avait disparu » (P, 198).
Réflexion métatextuelle : la création poétique
« La saison des pluies » suggère enfin des pistes de réflexion sur l’inspiration créatrice et le travail poétique de Le Clézio. Les cinq nouvelles du recueil sont écrites sous le signe des quatre saisons, la question se pose alors du rôle métatextuel de la saison des pluies. Tandis que le printemps est la « saison du renouveau et de la mobilisation » (Roussel-Gillet, 2008, 143), la saison des pluies est celle « des renaissances » (ibid., 142) rappelant le rythme cosmique de l’éternel retour et du renouvellement, traits distinctifs des contes et des mythes où le temps terrestre est substitué au passé intemporel. Isabelle Roussel-Gillet (2008, 142) puis Bruno Thibault (2009, 192) la rattachent à la cinquième saison, saison que C. Albucius Silus déclare être la saison de la petite enfance, l’âge des commencements « où les choses impossibles sont possibles » (Quignard, 1990, 68) : une période magique, qui « n’a pas d’âge, ne relève point du calendrier » (Segalen, 1995, 259). Elle est la « marque fondamentale des souvenirs » (Bachelard, 1960, 100) purs à temporalité vague, anachronique. Cette réalité virtuelle sous-entend une zone d’enchantement, une « vacance » au double sens du terme. La réduction des analepses, l’effacement du décalage des saisons entre l’île Maurice et l’Europe, du temps linéaire et de la juxtaposition des temps du récit et du discours favorisent l’acte créateur. Les quatre occurrences de la phrase « [c]’est comme cela que je vois [Gaby] » (P, 172), « c’est comme cela que je l’imagine » (P, 173), et le nombre de questions et de modalisateurs, – « peut-être » – suggèrent l’effort du narrateur pour entrer dans l’histoire, suspendre espace et temps, et voir « à travers la fenêtre du temps » (P, 169) cet autre monde imaginaire et magique. Cette cinquième saison, la saison des pluies, c’est la « temporalité de la fiction par excellence » (Pautrot, 2007, 108), de la création artistique et de la lecture, le temps du rêve et du mythe.
Cécile Köstler
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ASGARALLY, Issa, Italiques 6, numéro spécial, Mauritius, 1999, p. 20 ; BACHELARD, Gaston, La poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, 1960 ; CARTAL-FALK Amy, « L’aventure du vide : étude intertextuelle de « La saison des pluies » de J.-M. G. Le Clézio et de L’Essai sur l’exotisme de Victor Segalen », in CAVALLERO, Claude et CAMELIN, Colette (dirs), Le Clézio, Glissant, Segalen : La quête comme déconstruction de l’aventure. Actes du colloque de Chambéry, décembre 2010, Chambéry, Université de Savoie, 2011, p. 49-57 ; GENNEP, Arnold van, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1991 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., Printemps et autres saisons, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1989, p. 169-203 ; PAUTROT, Jean-Louis, Pascal Quignard ou le fonds du monde, Amsterdam, Rodopi, 2007 ; PONS, Anne, et Le CLÉZIO, J.-M. G., « Le Clézio renverse le temps », L’Express 1974, 12.05.1989, p. 66 ; PROUST, Marcel, Contre Sainte- Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978 ; QUIGNARD, Pascal, Albucius, Paris, P.O.L., 1990 ; ROUSSEL-GILLET, Isabelle, « Des saisons et des lisières, de « Printemps » à « La Saison des pluies », Cahiers Robinson, Le Clézio aux lisières de l’enfance, Artois Presses Universitaires, Roussel-Gillet (éd.), 2008, p. 141-150 ; SALLES, Marina, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007 ; SALLES, Marina, « Le Clézio, possibilités d’une île », Magazine littéraire 521, juillet-août 2012, p. 56-57 ; SEGALEN, Victor, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1995 ; THIBAULT, Bruno, J.-M. G. Le Clézio et la métaphore exotique, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2009.