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Texte de l’entre-deux, Pawana présente des traits uniques par rapport à l’œuvre de Le Clézio tout en rejoignant de nombreuses préoccupations récurrentes de l’auteur telles que le sacré et la désacralisation du monde naturel et l’oppression de peuples indigènes par une modernité violente. Pour Bruno Thibault, Pawana est un « conte apocalyptique » qui, loin de célébrer « l’âge des grandes découvertes » évoque plutôt « la destruction systématique des ressources naturelles de l’Amérique » (1997,723). Il s’agit d’un texte un peu long pour une nouvelle, un peu court pour un roman, conçu d’abord pour le théâtre (Moser, 2007,129 ; Bedrane, Douzou, 2010), plutôt osé pour un livre de jeunesse, plutôt dépouillé pour un livre destiné aux adultes. Le récit se construit autour de la découverte par le baleinier Léonore, en 1856, d’une baie sur la côte californienne, inconnue jusque-là, où des centaines de baleines grises venaient mettre bas leurs petits. La découverte initie une période de chasse sans précédent qui poussera cette espèce au bord de l’extinction.
Structure narrative et problèmes de narration
Les deux narrateurs sont John, de Nantucket et Charles Melville Scammon. Scammon était en 1856 le capitaine du Léonore lors de la découverte de la baie des baleines grises. Son équipage a tué une dizaine de baleines, mais la découverte signale le commencement d’un massacre systématique à grande échelle : le « lieu jadis si beau, si pur, tel que devait être le monde à son début, avant la création de l’homme, était devenu l’endroit du carnage » (41).
Jeune mousse à bord du Léonore, John témoigne lui aussi de ce moment désastreux où le secret est révélé. La veille de la découverte, Scammon remarque le jeune homme à côté de lui, scrutant comme lui l’horizon. Le capitaine lui pose quelques questions sur ses origines et finit par lui dire : « ’Sais-tu que si nous trouvons le refuge des grises, nous deviendrons immensément riches ?’ Le regard de l’enfant brillait étrangement. Mais je me trompai sur ce qu’il exprimait. » (28) Il est difficile de savoir à quel moment et par quel moyen Scammon a appris son erreur. Il écrit ce texte en 1911, cinquante-cinq ans après la découverte du secret des grises, mais John prétend qu’après le voyage du Léonore il n’a jamais revu le capitaine Scammon (40). Que disait ce regard brillant ?
Le récit de John commence avec son enfance à Nantucket et ses souvenirs des légendes qui lui ont inspiré le désir de rejoindre l’expédition de Scammon : « Depuis mon enfance j’ai rêvé d’aller là, dans cet endroit où tout commençait, où tout finissait. Ils en parlaient, comme d’une cachette, comme d’un trésor » (7). Malgré sa puissance incontournable dans la vie du garçon, ce rêve se fait dès le commencement plus nuancé et conflictuel que celui qui poussait le capitaine. D’abord, l’oncle de John « travaillait à la découpe », si bien que le garçon est exposé dès l’âge de 8 ans aux énormes « carcasses qui pourrissaient » et à « l’odeur effrayante du sang et des viscères » tout en imaginant leurs « corps vivants, bondissant au milieu des vagues » (9-10). En plus, il a connu John Nattick, un vieil homme nattick, rare survivant du génocide de son peuple, qui avait été homme de vigie de la chasse aux baleines et qui a montré à John et à ses amis comment il criait dans sa langue « Awaité pawana » pour signaler la présence des baleines à leurs tueurs. Enfin, John de Nantucket avait fait la connaissance d’Araceli, la jeune esclave d’un groupe de prostituées, opprimée des opprimées, captive seri qui avait essayé plusieurs fois de s’échapper de son maître Émilio jusqu’à qu’il finisse par la tuer. John, qui avait été une fois son amant, sera le seul témoin de son enterrement indigne d’elle, le seul à se souvenir du lieu où son corps repose.
Émerveillement et questionnement
Ainsi, le regard de John, que Scammon mettra toute une vie à déchiffrer, reflète un double émerveillement. Il est émerveillé par l’immense et brûlant désir des hommes, mais il est ébloui tout autant par le désert infiniment vide que ce désir laisse dans son sillage. Non seulement tout être désiré est mort, mais aussi ceux qui ont succombé à un rêve de sang : « Le sang ne noircit plus la mer, les bassins du port sont vides, la grande lagune frissonne sous le vent comme si rien de tout cela n’avait jamais existé, et que les navires des chasseurs étaient morts en même temps que leurs proies » (11). Ce qui a commencé comme un récit d’aventure devient un récit de consternation et de questionnement où les deux narrateurs se souviennent et essaient en vain de comprendre : « Comment peut-on oublier, pour que le monde recommence ? » (49), dit John, de Nantucket. À la veille de sa mort, Scammon se souviendra du jeune mousse du Léonore, d’un regard qui posait des questions que lui-même aurait dû se poser avant d’exposer irrévocablement le refuge secret des baleines grises : « comment peut-on tuer ce qu’on aime ? » (51)
Le sacré, la désacralisation et le sacrifice
Au fond de ce questionnement, on peut constater dans la découverte du sacré une logique incontournable de désacralisation. La première fois qu’il décrit l’entrée dans la baie sacrée, Scammon dit : « il me semblait que j’étais entré tout à coup, par effraction, dans un monde perdu, séparé du nôtre par d’innombrables siècles. » (36). Son emploi du terme « effraction » suggère le caractère illégitime, scandaleux de cette pénétration. John constate, à son retour trois ans plus tard sur le lieu du massacre : « Maintenant, il n’y avait plus de secret. » (42) Le secret est sacré et le sacré doit rester secret. La disparition des deux n’était pas pourtant le fruit d’un accident imprévisible, mais plutôt un travail de destruction conduit avec frénésie, passion et précision. La deuxième fois que Scammon en parle, il ajoute : « notre chaloupe fendait l’eau pâle en silence, et c’était la mort que nous apportions » (50).
On se demande pourquoi Le Clézio associe la destruction des baleines grises à la disparition génocidaire d’un groupe ethnique autochtone (les Nattick) et au meurtre d’une femme autochtone. L’apparente juxtaposition de ces événements suggère une relation en réalité beaucoup plus complexe. Le choix d’un mot nattick comme titre du récit et comme nom des baleines implique que le peuple nattick est plus qu’une autre victime de la machine destructrice de la modernité. Avec Araceli que personne ne comprend parce qu’elle ne parle que sa langue maternelle, les Nattick font partie de ce que Bruno Thibault appelle « la troisième voix de ce récit » (1997, 723). Sacrifiée et bien que presque réduite au silence, cette voix seule est à même de compléter ce que John et Scammon, malgré tout complices du désastre, ne pouvaient pas dire. En revanche, Araceli (comme Laïla de Poisson d’or) avait été volée à son peuple. De la même façon, les hommes de vigie nattick ont prêté leur voix et leur langue (en criant « Awaité pawana ») à la chasse parce qu’ils connaissaient et respectaient le sacré et le secret. Cela ne suggère aucune passivité de leur part (Araceli par exemple ne s’est jamais résignée à sa captivité), mais implique que sans eux, le récit Pawana n’aurait pas pu aboutir à cette question finale partagée par les deux narrateurs : « Comment peut-on oser aimer ce qu’on a tué ? »
Robert Miller
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BEDRANE, Sabrinelle, DOUZOU, Catherine « Le partage de la parole : Pawana : Le Clézio/ Lavaudant », in LÉGER, Thierry, ROUSSEL-GILLET, Isabelle, SALLES, Marina (dirs), Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes PUR, 2010, p. 245-257 ; GILLET, Isabelle, « The story of a secret : Le Clézio from inheritance to origin : a look at two novels : Le Procès-verbal and Pawana », Revue Analecta Husserliana, M. Kronegger and A.T. Tymieniecka, tome LVII Life, Kluwer, academic publishers in the Netherlands, 1999, p. 383- 392 ; LE CLÉZIO, J.-M.G. Pawana, Paris, Gallimard, 1992 ; Poisson d’or, Paris, Gallimard, 1997 ; MILLER, Robert, « Le Malaise du sacré dans Onitsha et Pawana », Nouvelles Études Francophones, 20, 2 (2005) p. 31-42 ; MOSER, Keith, The Complex Ambivalence of “Privileged Moments” in the Works of J.M.G. Le Clézio : Their Force, Their Limitations, and Their Relationship to Alterity, diss. Université de Tennessee, 2007 ; THIBAULT, Bruno, «‘Awaité Pawana’ » : J. M. G. Le Clézio’s Vision of the Sacred », World Literature Today, 71, 4,1997, p. 723-729.