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La nouvelle « Le passeur » a été publiée en 1982 dans La Ronde et autres faits divers. Si dans la première partie, ce titre convient parfaitement au personnage de Tartamella qui joue le rôle de « passeur » pour un groupe d’immigrés qui franchissent clandestinement la frontière entre la France et l’Italie ; dans la seconde partie, cette appellation renvoie à Miloz, un clandestin venu de l’Est qui re-passe seul la frontière en sens inverse pour retourner dans son pays. Le titre « Le passeur » change alors de sens, s’inversant littéralement entre le début et la fin de cette histoire.
Comme dans plusieurs autres nouvelles de ce recueil, l’histoire de Miloz n’entretient pas un rapport immédiat à la catégorie des « faits divers ». En effet dans cette nouvelle de vingt-cinq pages, ce qui relève du fait divers n’est pas dans le passage d’un ouvrier clandestin qui viendrait en France pour travailler, mais plutôt dans le fait qu’après un an d’exploitation et de vie clandestine, il choisisse de revenir à son point de départ. Cela pourrait se résumer par un « chapeau » placé en tête d’une enquête réalisée par un journaliste d’investigation : « Venu de l’est, attiré par la France et le travail qu’il pouvait y trouver, Miloz a passé la frontière clandestinement il y a un an. Mais aujourd’hui, il a décidé de refaire le chemin en sens inverse pour retrouver la « vraie vie » et Léna qui l’attend « au pays ».
La nouvelle met en scène un groupe d’hommes venus de Grèce, de Tunisie, de Turquie, de Yougoslavie, ou encore d’Égypte. Les références aux réalités sociales et géographiques sont nombreuses et les chemins empruntés sont clairement identifiés : Trieste, Milan, puis la rivière Roïa, le village de San Antonio, le roc d’Ormea, Castellar et enfin « la grande ville » qui pourrait être Menton ou Nice. Pour Miloz, tout se joue dans un espace limité qui s’inscrit dans la tradition des contrebandiers à la frontière franco-italienne, espace parfaitement identifiable dès l’incipit par la mention de la Roïa, rivière située entre le col de Tende et la mer Ligure, dans les Alpes du sud.
Mais l’originalité tient au choix que fait Le Clézio, comme dans d’autres nouvelles, de situer la réalité contemporaine en la doublant d’un arrière-fond mythologique qui lui confère une dimension intemporelle et universelle. Ainsi deux mythes bibliques semblent à l’œuvre dans « Le Passeur » : celui de Babel et celui de la Terre Promise.
D’abord, la situation initiale décrit un monde où les peuples sont dispersés, issus « de toutes nationalités, grecque, turque, égyptienne, yougoslave, tunisienne... » et parlent « toutes sortes de langues » (p. 195). N’est-ce pas là le résultat d’une punition divine imposée aux hommes qui ont voulu construire la tour de Babel ! Miloz ne réussira à vaincre cette malédiction que le jour où « il sent qu’il y a communication avec l’autre homme » (p. 207).
Ensuite tous ces hommes différents font la même quête, le même rêve : passer en France, à leurs yeux « terre promise » (p. 208), lieu où ils trouveront du travail. Franchissant clandestinement la frontière entre l’Italie et la France, Miloz, est un de ces émigrés venu des pays de l’Est qui, en exil, devient un immigré qui cherche à s’intégrer. Certes il trouve du travail, mais on lui prend ses papiers et chaque soir on le parque dans une cabane de taule. Au bout d’une année d’exploitation, d’incompréhension et de désillusion, il prend conscience qu’il est rejeté de tout et de tous, dans un monde déshumanisé qui ne pense qu’au profit. Il comprend alors un peu tard que la France n’est pas cette terre promise, que toutes les valeurs y sont perverties, puisqu’il y est prisonnier, esclave avec un « chien-loup », véritable Moloch pour le garder (p. 213). Enfin, il constate que la terre promise n’est qu’un « paradis perdu » : il lui faudra fuir la ville avec ses « lumières artificielles » et ses « amazones », fuir un monde moderne qui exclut, pour faire un retour au cœur d’un monde qui intègre, pour retrouver ses origines, sa terre natale et surtout sa fiancée, Léna, ainsi que toutes les vraies valeurs qui sont les siennes : l’homme, le travail, la nature, la liberté, l’amour…
De ce point de vue, le personnage de Miloz appartient à la grande galerie des « victimes-coupables » qui peuplent les ouvrages de Le Clézio, ici victime des petits patrons qui exploitent les travailleurs immigrés, mais aussi coupable d’avoir laissé Léna seule au pays et d’avoir trahi son idéal.
Plusieurs mouvements dans l’espace symbolisent ce long cheminement de Miloz, à la fois physique et psychologique. D’abord un mouvement d’ascension lorsqu’il refait seul, en sens inverse, un an juste après son premier passage, « sa marche vers la haute montagne […] sous le soleil éblouissant » (p. 221) pour rentrer chez lui. Son parcours, à la fois réel et symbolique, est aussi une élévation morale qui est à rapprocher de celui d’Annah (« Orlamonde »), de Tayar (« L’échappé ») et de Jon (« La Montagne du Dieu vivant » dans le recueil Mondo et autres histoires).
Si ce mouvement du bas vers le haut anime le personnage, un autre mouvement est à l’œuvre : celui du centre vers l’ailleurs, puis de l’ailleurs vers le centre, inversant force centripète et force centrifuge. En effet, dans un premier temps, Miloz fuit son pays, attiré par la France et ce qu’elle représente ; dans un second temps, il fuit la France pour retrouver son pays d’origine.
C’est donc dans un mouvement circulaire que Miloz revient à son point de départ et « boucle sa ronde » qui aura duré juste un an, le temps d’une « ronde » des saisons, lui qui avait perdu la notion de temps, jusqu’à ce qu’un soir d’hiver et de froid, il prenne conscience « qu’une année entière s’est écoulée » (p. 215) et que cela ne pouvait plus durer. Jusqu’à ce qu’il décide de faire le chemin inverse pour remonter « vers le commencement du temps »(p. 221).
Sans faire de morale ni donner de leçon, l’univers de Le Clézio n’est jamais manichéiste, il dresse un « procès-verbal » et fait réfléchir le lecteur. En s’éloignant du fait divers et de sa relation journalistique, cette nouvelle, datée de 1982, reste toujours d’actualité parce que Le Clézio a su donner une valeur universelle à une histoire particulière.
Joël Glaziou
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
LE CLÉZIO J.-M.G., La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, Folio n° 2148, 1982, (p. 195-221) ; Glaziou Joël, La Ronde et autres faits divers, Paris, Éditions Bertrand-Lacoste, coll. Parcours de lecture, 2001 ; « Dans la marge… des forces en marche : portraits de quelques marginaux dans l’œuvre de Le Clézio » in Figure du marginal dans la littérature française et francophone, Recherches sur l’imaginaire, Cahier XXIX, Presses Universitaires d’Angers, 2003, p. 221-228 ; SALLES, Marina, Le CLÉZIO, « Peintre de la vie moderne », Paris, L’Hamattan, 2007, p. 160-173 ; THIBAULT, Bruno, Le CLÉZIO et la métaphore exotique, Amsterdam, New York, Rodopi, 2009, p.115-116.