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L’exergue de la nouvelle « Orlamonde », publiée en 1982 dans le recueil La Ronde et autres faits divers, annonce solennellement que « Toute ressemblance avec des événements ayant existé est impossible » : déclaration ironique puisqu’une partie des faits concernant la villa éponyme sont réels. Il existe bien une villa qui a porté ce nom quelque temps, sise au cap de Nice, entre mer et ciel, surplombant la Méditerranée et dominée par le Mont Boron. Comme toutes les nouvelles du recueil, « Orlamonde » s’inspire d’un fait divers transfiguré en récit poétique.
Histoire de la villa Orlamonde
En 1925, un émigré russe blanc, le comte de Milléant, rêvait de faire de la villa Castellamare qu’il venait d’acquérir la rivale du Casino de Monte Carlo, mais le projet échoua en raison de l’installation du Palais de la Méditerranée sur la Promenade des Anglais à Nice. Ruiné, le comte dut mettre en vente la villa inachevée. Rachetée en 1930, lors d’une vente aux enchères, par l’écrivain belge Maurice Maeterlinck pour son épouse Renée Dahon, actrice d’origine niçoise, elle s’appellera désormais « villa Orlamonde », du nom de la petite fée des Quinze chansons qui apparaît également dans l’opéra Ariane et Barbe bleue de Paul Dukas, dont Maeterlinck a écrit le livret. Luxueusement aménagée avec une terrasse ouverte sur la mer, une façade d’arcades en plein cintre rythmée par des pilastres à chapiteaux doriques, un hall de 200 m2 et même une salle de spectacle (cf. Balade à Nice, 2013, p. 147), elle devint l’un des centres de la vie mondaine niçoise, accueillant des personnalités comme Charlie Chaplin et Antoine de Saint-Exupéry. En 1939, à la déclaration de guerre, le couple fut contraint de s’exiler aux États-Unis. À leur retour en 1947, ils trouvèrent la villa squattée, saccagée, et durent la restaurer. Maurice Maeterlinck y mourut en 1949, Renée Dahon y séjournera jusqu’à son décès en 1969. La demeure fut alors à nouveau laissée à l’abandon et pillée. Le photographe niçois, Jean Rous, a réalisé un montage vidéo qui donne une idée à la fois de la beauté du site, du luxe passé du bâtiment et de l’ampleur du désastre. L’héritier ne pouvant assurer l’entretien de la propriété fit affaire avec une société immobilière qui la divisa en une vingtaine d’appartements commercialisés au début des années 1980. Augmenté du pavillon Mélisande, devenu palace de 1990 à 2008, puis racheté en 2012 par un milliardaire tchèque, le Palais Maeterlinck (alias Villa Orlamonde) avec sa façade maritime de six cents mètres et qui donne son nom à une partie de l’avenue Carnot est actuellement une résidence de très haut standing.
La poésie des ruines
C’est cette période entre la décadence de la villa Orlamonde après le décès de sa propriétaire et sa destruction par les machines du promoteur que J.M.G. Le Clézio retient comme cadre temporel de sa nouvelle.
Il n’est pas impossible d’imaginer que l’auteur, qui n’habitait pas loin et aimait se promener sur le sentier littoral conduisant jusqu’à Villefranche-sur-mer (où il avait pu voir le bateau d’Eroll Flynn, modèle pour le Azzar), ait eu l’occasion de visiter cette demeure délabrée et d’y goûter la poésie des ruines. À Jean-Louis Ezine, il confiait au cours de leurs entretiens :
Je crois que beaucoup d’objets fabriqués par l’être humain - et c’est vrai pour les ruines de monuments - sont grandis par la destruction. Quand la nature les reprend, quand la rouille apparaît, que tout se tord, que ce qui était fait pour servir devient inutile, incompréhensible, il me semble que ces objets deviennent alors des sculptures, des statues. (J.M.G. Le Clézio, Ailleurs, Paris, Arlea, 1995, p. 86-87).
La villa de la nouvelle a gardé les caractéristiques de son architecture néoclassique d’inspiration florentine : « grande fenêtre en ogive », « murs », « arches », « vasque » de pierre, « portiques », « escaliers de marbre et de stucs », mais le temps et les vandales ont fait leur œuvre. Ne restent du « vieux théâtre abandonné » que les « décors écroulés », « les colonnades torsadées soutiennent les verrières brisées » et la fontaine de la vasque s’est « tarie » (p. 212). La nature a repris ses droits dans « les jardins suspendus » désormais « envahis par les chiendents et les acanthes » (p. 215), peuplés de chats errants comme l’était celui de la villa Aurore. La mention d’un théâtre est un clin d’œil au dramaturge auteur de Pelléas et Mélisande et à son épouse comédienne. « Le bruit étrange que fait le vent dans les structures métalliques, dans la grande salle vide » (p. 212), les échos des voix ou des sifflets qui résonnent, « le patio éclairé par une lueur de grotte » (ibidem) animent cet espace déserté d’une vie mystérieuse de « maison fantôme » (ibidem), de « château hanté » (p. 215) propice à développer la rêverie et l’imagination d’Annah, la fillette qui vient s’y réfugier presque chaque jour.
Le poème de l’enfance blessée
Annah est une authentique héroïne leclézienne, forte, volontaire, aventureuse, elle n’hésite pas à gravir le mur de pierre « en s’aidant des crevasses et des moellons qui faisaient saillie » (p. 209) pour atteindre la fenêtre en haut des portiques d’où elle peut contempler la mer et le ciel, tandis que son ami Pierre qui, contrairement à elle ne peut vaincre son vertige, reste en bas et fait le guet. Comme Lullaby ou Daniel (« Celui qui n’avait jamais vu la mer »), elle manque l’école depuis trois mois et trouve dans la villa l’espace de solitude, de protection « hors-le-monde » dont elle a besoin : « c’était sa chambre, sa maison où personne ne pouvait venir » (p. 210). Elle se soustrait momentanément à un environnement hostile, à sa vie douloureuse, même si, brièveté de la nouvelle oblige, nous avons peu de renseignements biographiques à son sujet. Revenue depuis deux ans d’Afrique où son père est mort, elle est confrontée à la grave maladie de sa mère hospitalisée. Non qu’elle oublie tout à fait cette réalité. Comme l’écrit Jean-Marie Le Clézio dans Voyage à Rodrigues : « Comment oublier le monde ? […] Le monde est dans votre cœur alors, sa douleur vous réveille de votre rêve […] » (p.132). Mais en ce lieu, elle met à distance « les gens et les choses de l’autre monde » (O, p. 210) pour entrer dans le temps de la sensation pure et du rêve.
Orlamonde, cette « terrasse sur la mer » (Maeterlinck) située à vingt mètres au-dessus de la Méditerranée, répond à son désir d’élévation au sens que Baudelaire donnait à ce mot, poétiquement traduit par la comparaison avec « l’aire d’un oiseau de mer » (p. 209) ou le vol d’une mouette au-dessus des lieux de vie humaine : « les] rues de la ville qui gronde, les grandes maisons grises, les jardins humides, les écoles et les hôpitaux » (p. 210). Annah entre en communion avec le ciel, la mer et « la lumière magique de la Méditerranée ». (Le Clézio, 2022, p. 5). Elle regarde intensément à la surface de la mer « le chemin de feu sur lequel on glisse, on s’en va » (p. 214) », cette « route des reflets » que suivait déjà Naja Naja (Voyages de l’autre côté) et qui mène aux images du bonheur retrouvé : sa mère jeune, en pleine santé, « belle et heureuse » (p. 215). Annah s’imprègne de la beauté, de la pureté du site, de la chaleur pour les transmettre à sa mère alitée dans un geste d’amour oblatif, tout comme est oblatif son mensonge concernant ses absences à l’école qui arrache à la malade « un pâle sourire » (p. 215). D’un caractère entier, la jeune fille a noué avec Pierre, son camarade d’école, une amitié toute leclézienne (Salles, 2014), scellée par un serment solennel : Pierre a juré de ne jamais dire à personne où elle se réfugiait. Il la trahira néanmoins pour lui sauver la vie. Dans cette nouvelle, le mensonge n’est pas le « vilain défaut » des enfants, mais une marque d’amour.
La villa en ruines ouvre sur le mystère, sur l’autre côté de la rationalité. Une fois surmontée la peur que lui inspiraient ces grands espaces vides, sombres et sonores, Annah, ressent la présence bienveillante d’un « regard très doux » (p. 212) qui l’enveloppe et l’accompagne dans sa contemplation : « C’est le regard d’un vieil homme qu’elle ne connaît pas mais qui vit ici, dans ces ruines » (p. 215). Le fantôme de Maeterlinck dont les cendres ont été déposées dans une stèle de la villa et à qui Le Clézio rendrait un discret hommage ? Si J.M.G. Le Clézio ne mentionne jamais le nom de Maurice Maeterlinck, il est pourtant possible d’établir des liens entre ces écrivains tous deux nobélisés à un siècle d’intervalle. L’un et l’autre se sont intéressés au philosophe mystique flamand Ruysbroeck. Maeterlinck a traduit certaines de ses œuvres, dont Ornement des noces spirituelles et on se souvient que le héros du Procès-verbal a refusé de suivre son condisciple Sim Tweedsmuir, parce qu’il « ne voulait même pas entendre parler de Ruysbroek (sic), ou d’Occam » (Le Clézio, 1973, p. 292.) L’auteur du Procès-verbal connaissait-il les travaux d’entomologiste de l’écrivain belge et en particulier sa Vie des fourmis quand il prêtait à Adam Pollo le désir d’écrire un texte intitulé « Procès-verbal d’une catastrophe chez les fourmis » ? Quant à la quête féérique de l’oiseau bleu par deux enfants, Tlytyl et Mytyl, pour guérir une fillette malade, elle nous semble propre à séduire l’auteur des Voyages de l’autre côté et de Bitna, sous le ciel de Séoul.
Le drame de la destruction
Le temps étale de l’enfance et de la rêverie, temps du « récit poétique » (Tadié, 1993), est toutefois brutalement interrompu par l’intervention des promoteurs immobiliers pour détruire le bâtiment. Un « Aujourd’hui » marque la rupture dans la tonalité et la temporalité du récit qui passe de l’imparfait sécant et itératif aux temps de la dramatisation : le présent de narration ou le futur immédiat, temps du progrès avec sa rage d’éradication de tout ce qui n’est pas source de profit. Avant même l’arrivée des machines, Annah a la prescience de l’imminence du drame, elle retrouve le temps douloureux de l’attente « [qui] passe lentement, quand il apporte la destruction » (p. 214) ; autour d’elle, le paysage s’est durci : mer « pareille à une plaque de fer », vent glacial qui « brouille ses yeux de larmes. » (p. 214).
Comme dans presque toutes les nouvelles du recueil, la mort rôde, à l’hôpital, autour d’Orlamonde et dans le cœur de l’adolescente qui envisage de disparaître avec « la maison qu’elle aimait » (p. 216). Concernant la villa, elle a ses adjuvants : les employés des promoteurs, les agents de « la guerre » au sens que Le Clézio donne à ce mot, celle des productions humaines contre tout ce qu’il y a de doux en l’homme. Ils arrivent avec leurs pancartes menaçantes, le « bruit de leurs bottes » (p. 213) de sinistre mémoire et leurs machines puissantes et infaillibles comme le sont généralement les machines dans l’univers leclézien (Salles, 2007, p. 98-113), « compresseurs, bulldozers » et cette « masse pesante [qui] cogne, aveuglément, s’acharne, fait tomber les murs, défonce les planchers, tord les structures métalliques […] (p. 216), recouvre le paysage d’un « nuage gris » et d’une lumière d’apocalypse : « Ils vont tout détruire, peut-être, toute la terre, les rochers, les montagnes, et puis enfouir la mer et le ciel sous les décombres et la poussière. » (Ibidem).
La fillette ressent le fracas de la destruction à l’intérieur de son corps, l’expression enfantine de la plénitude « c’était bien » fait place à des sensations cénesthésiques d’une rare violence : à chaque coup de butoir contre les murs de la demeure « le corps de la petite fille tressaute et souffre », « les vibrations la poussent vers le vide » (Ibidem). L’effondrement de son refuge et la mort imminente de sa mère sonnent le glas de l’enfance pour Annah qui, comme cela se produit dans d’autres nouvelles du recueil dont les héros ne meurent pas (« La Grande vie », « Moloch »), doit retrouver le monde qu’elle fuyait. Avertis par Pierre, les ouvriers arrêtent brusquement le chantier, l’un d’eux vient chercher l’enfant, la recueille avec douceur et la confie au surveillant du collège qui la ramène en ville dans la voiture de police. L’ordre économique est sauf, la villa de Maeterlinck sera bien définitivement détruite pour laisser place à un palace sans âme ; la vie et le principe de réalité triomphent, laissant au cœur de la fillette le secret de cette rencontre poétique dont elle ne parlera à personne et, dans « ses yeux sombres », avec l’éclat du soleil, « la lumière qu’on n’éteint pas de la colère » (p. 218).
Poème à l’enfance douloureuse et éprise d’absolu, initiation tragique à la finitude des êtres et des choses, réquisitoire contre la spéculation immobilière qui ne respecte pas les vestiges du passé, détruit et saccage des lieux porteurs de mystère et embrayeurs du rêve, « Orlamonde » est aussi un hymne à la Méditerranée, à Nice, à « la beauté du lieu, la musique de son histoire, ses légendes et sa ténacité dans le maintien de son héritage » qu’évoquait Jean-Marie-Gustave Le Clézio dans un entretien récent à propos de l’attentat qui a endeuillé la ville ; nouveau témoignage de cette relation ambivalente qu’entretient l’auteur avec Nice : « un amour à la fois déçu, nostalgique et assez imaginaire » (Le Clézio, 2022, p. 5)
Marina Salles
(2023)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
GLAZIOU, Joël, la Ronde et autres faits divers, Parcours de lecture, Paris, Bertrand-Lacoste, 2001 ; LE CLÉZIO, J.M.G, Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963, « Folio », 1973 ; La Guerre, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1970 ; « Orlamonde » dans La Ronde, et autres faits divers, Paris, Gallimard, 1982, p. 209-218 ; « Villa Aurore » dans La Ronde et autres faits divers, op. cit., p. 95-118 ; « Celui qui n’avait jamais vu la mer », dans Mondo et autres contes, Paris, Gallimard, « Folio », 1982, p.165-188 ; « Lullaby », dans Mondo et autres contes, op. cit., p. 79-120 ; Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard, 1975 ; Voyage à Rodrigues, Paris, Gallimard, 1986 ; Bitna, sous le ciel de Séoul, Paris, Stock, 2018 ; Ailleurs avec Jean-Louis Ézine, Paris, Arléa, 1995 ; « Pourquoi la société fabrique-t-elle des monstres ? », Entretien recueilli par Sabine Audrerie, La Croix, 23 septembre 2022, p. 4-5 ; MAETERLINCK Maurice, Pelléas et Mélisande, pièce et livret, Éditions L’Escalier, 2010 ; L’oiseau bleu, Prodinnova, 2020 ; La Vie des fourmis, Paris, Le Livre de poche, 1964 : Serres chaudes, Quinze chansons, La Princesse Maleine, Paris, Poésie Gallimard, « NRF », 1955 ; Balade à Nice et dans les Alpes maritimes. Sur les pas des écrivains, préface de Raoul Mille, Éditions Alexandrines, 2013, p. 145-149 (Merci à Paul Laurent de Nice qui nous a indiqué cette référence) ; ROUS, Jean, 1950 2019 Photos Villa Maeterlinck Orlamonde; SALLES, Marina, Le Clézio « peintre de la vie moderne », Paris, L’Harmattan, 2007, p. 98-102 ; « Le vert paradis des amitiés enfantines », dans PIEN, Nicolas et LANNI, Dominique (dir.), Le Clézio explorateur des royaumes de l’enfance, Caen, Éditions Passage(s) « Regards croisés », 2014, p. 215-232 ; TADIÉ, Jean-Yves, Le Récit poétique, Paris, Gallimard « Tel », 1993.
Annexe
Les sept filles d’Orlamonde
Quand la fée fut morte,
Les sept filles d’Orlamonde
Cherchèrent les portes.
Ont allumé leurs sept lampes,
Ont ouvert les tours,
Ont ouvert quatre cents salles,
Sans trouver le jour …
Arrivent aux grottes sonores,
Descendent alors ;
Et sur une porte close,
Trouvent une clé d’or.
Voient l’océan par les fentes,
Ont peur de mourir,
Et frappent à la porte close,
Sans oser l’ouvrir …
Maurice Maeterlinck (chanson 7 des Quinze chansons)
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