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« Martin » est la sixième des « neuf histoires de petite folie » rassemblées dans La Fièvre, le premier recueil de nouvelles de Le Clézio, publié en 1965. Partageant le sentiment d’appréhension envers les autres êtres humains de « L’homme qui marche » dans le texte qui précède, « Martin » engage une réflexion sur la matière et la constitution du monde, prolongée dans la nouvelle suivante, « Le monde est vivant ». Tandis que les héros des autres nouvelles découvrent l’existence de la vie de la matière, Martin fait le trajet inverse en abandonnant son savoir intellectuel pour se confronter à d’autres êtres humains.
La nouvelle s’ouvre sur une brève présentation d’un paysage de HLM à la lisière de la ville. La cité est dominée par le gris qui rend l’espace informe en atténuant les contours des objets, symbole de saleté et de malaise, comme si un tain d’imperfection s’était posé sur l’existence des habitants et des maisons. Aucune trace de vie n’est perceptible derrière les centaines de fenêtres qui donnent sur la cour de l’immeuble où réside le protagoniste avec ses parents. Un tel espace influe sur les êtres qui y vivent, et dans cette adaptation du genre humain gît le germe de la mutation qui engendre aussi bien l’espèce de voyous que le « mutant » Martin.
Dans un appartement, Martin Torjmann, hydrocéphale et myope est à douze ans un enfant prodige célèbre. Aux journalistes venus l’interviewer, il expose ses idées sur le monde et sur la vie dans un entretien qui intègre aussi bien les propos du jeune génie sur ses découvertes métaphysiques que des signes du sensationnalisme de la presse.
Le lendemain, dans la scène la plus longue du texte, Martin descend dans la cour de l’immeuble pour jouer dans le bac à sable au centre de ce monde gris. Le jeu évolue en une réflexion sur l’être et sur la matière. Ayant découvert un charançon, l’enfant s’amuse à tenter de le faire sortir du trou qu’il lui a creusé.
Douze jours plus tard, après sa grande conférence, où il est adulé comme le nouveau Maître spirituel à la tête du « Torjmannisme », le garçon descend de nouveau jouer dans le bac à sable. Il est alors assailli par une bande de voyous de son âge qui lui inflige des tourments analogues à ceux qu’il a fait subir au charançon. Sous leurs imprécations, il est forcé de creuser le sable en vain. La nouvelle se clôt sur la solitude du protagoniste suppliant Dieu de lui ôter la vie comme châtiment de son blasphème.
Une représentation paradoxale de l’enfance
Enfant jouant encore parfois dans le bac à sable, Martin possède une naïveté attendrissante qui garantit l’adhésion du lecteur, tandis que son intelligence précoce lui permet de refléter les préoccupations de l’écrivain, lui-même jeune écrivain prodige (cf. Cagnon, 1975).
Contrairement à beaucoup d’autres enfants lecléziens (Mondo, Lullaby, Annah, Les jeunes bergers de la nouvelle éponyme, etc.), il est en apparence bien intégré dans la société : il a une famille et sa célébrité semble davantage le fruit des aspirations de ses parents que le résultat de ses propres efforts. Tandis que la quasi-totalité des autres protagonistes enfants et adolescents de Le Clézio posent un regard neuf sur le monde, le vivant de manière immédiate à travers leurs sens, loin de tout intellectualisme, Martin est un intellectuel surdoué, unique en son genre. Le texte met en œuvre de manière ironique l’opposition entre l’intellectualisme précoce du protagoniste, matérialisé par sa tête démesurément grosse, et son inaptitude aux relations humaines.
L’unicité de Martin est mise en avant par l’emploi du patronyme Torjmann, rare en France, tandis que son prénom plutôt courant, contribue à la parodie. Par son étymologie, le prénom renvoie à la fois au dieu guerrier et à la planète emblématique des êtres extraterrestres, le portrait que le texte dresse du garçon est celui d’un combattant impuissant devant le malheur du monde et la violence du contact humain. Cette inaptitude du Moi à rencontrer le monde plonge le protagoniste dans une crise existentielle.
Dans le dénouement impitoyable de la nouvelle, les exploits intellectuels du personnage s’avèrent impuissants face à la tracasserie de la bande d’enfants qui suit les initiatives du leader, Pierre. Martin est confiné au rôle qu’il a attribué à l’insecte et s’abandonne à un délire où son monde se réduit au sable qu’il creuse frénétiquement jusqu’à renoncer à la lutte en jouant au mort, à l’instar de l’insecte. En cachant les lunettes de Martin, les voyous lui ôtent la vision, le plongent dans une semi-cécité emblématique de son aveuglement intellectuel. Martin est châtié de son hybris : avoir voulu se mettre à la place de Dieu
Le mysticisme et la question de Dieu
Face aux journalistes, Martin revendique le mysticisme comme expérience de l’infini, quelle que soit l’origine de ce sentiment de dépassement – par exemple la consommation de l’alcool ou bien la pratique religieuse. Il s’agit en fait de « l’extase matérielle », introduite dès Le Procès-verbal, et développée dans l’essai qui porte ce titre. Martin conçoit l’existence comme fondamentalement divine, au-delà des limites de la connaissance humaine et du panthéisme dans sa conception traditionnelle. Il cherche le centre, qu’il croit approcher par le biais de l’expérience extatique qu’il nomme « l’expérience de Dieu », tout en affirmant que Dieu est inconnaissable, et même que la question de son existence ne se pose pas. Ironiquement, alors que Martin se dit hostile à tout dogme et à toute religion institutionnalisée, sa pensée est érigée en système, le Torjmanisme, et lui-même adulé comme « Maitre spirituel », une ironie qu’Ook Chung analyse comme la mise en cause du prophétisme dans cette nouvelle (2001).
Après la rencontre avec les journalistes, dans son aspiration vers le centre, le garçon est attiré par le bac à sable au milieu de la cour. Il s’y pose comme un dieu tout-puissant et cruel face à l’insecte qu’il manipule à son gré tout en s’identifiant à celui-ci dans un parallèle entre le puits creusé pour le charançon et le monde entier. La lutte de l’insecte « symbolise l’impuissance totale de l’homme face à la fatalité et surtout ironise [...] au sujet de son ignorance, de sa résistance [...] à la vérité inévitable : la destruction » (Sheibanian, 2014, 204).
Dans l’excipit, il clame son de profundis, nuancé toutefois par une remise en question de l’existence d’une divinité, dont l’hypothèse reste à vérifier. L’ironie est saillante, car en invoquant une possible assistance divine, Martin invalide l’essentiel de ses raisonnements intellectuels.
Le langage
« L’elmen », la langue développée par Martin, revêt une fonction existentielle, voire divine. Ainsi, la philosophie du langage de Martin se rapproche-t-elle de celle exposée dans L’Extase matérielle où il importe de nommer individuellement chaque chose afin de garantir son existence. Mais l’instabilité de la relation entre signifiant et signifié qui la caractérise la rend impraticable d’un point de vue phatique et mnémonique, car une chose ne porte jamais deux fois le même nom. Dans une volonté de dépasser les limites de la connaissance humaine et faute de pouvoir comprendre ce qu’il a rédigé, il abandonne cette langue pour chercher une autre dimension, au-delà de la parole. Dans sa dénonciation générale du savoir, Martin formule une critique qui pourrait être celle de l’auteur envers la prétention des philosophes à connaître et à exprimer l’existence. (Le terme « elmen » revient dans Ourania pour désigner la langue parlée à Campos, conçue pour une communication naïve, tout opposée à la langue de Martin). Ironiquement, même s’il renonce à son langage idéal inopérant et s’il critique les systèmes de pensée, il accepte tout de même de livrer sa conférence.
Par le biais d’une histoire banale et tragique, la nouvelle « Martin » livre une réflexion pleine d’ironie sur les questions métaphysiques et philosophiques concernant le rapport au monde de l’être humain, sur le langage, sur l’intellectualisme et la place des génies. La mise en situation d’un génie hors du commun dans un cadre très banal introduit le questionnement existentiel selon un procédé emprunté au réalisme magique.
À l’instar du Jonas camusien, Martin est « solidaire » de l’espèce humaine et « solitaire » dans son étrangeté. Face aux journalistes, il affirme sa révolte contre un certain ordre social : spectateur passif de la vie, il déclare qu’il ne compte rien faire de ses vastes connaissances.
Le possible substrat autobiographique de la nouvelle met le lecteur en garde contre l’adulation des jeunes génies, tels Martin : une « grosse tête » au pied de la lettre, mais inapte aux rapports humains. Cette lecture de la nouvelle la rapproche des « autocritiques » intercalées entre les chapitres du Livre des fuites, où l’instance narratrice rompt l’illusion romanesque en remettant en cause la totalité du projet littéraire.
Fredrik Westerlund
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BRÉE, Germaine, Le monde fabuleux de J.M.G Le Clézio, Amsterdam, Rodopi, 1990 ; CAGNON, Maurice et SMITH, Stephen, « 'Martin' : A Portrait of the Artist as a Young Hydrocephalic” » in International Fiction Review 2, 1975, p. 64-67 ; CHUNG, Ook, Le Clézio. Une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001 ; HOLZBERG, Ruth, Icare ou l'évasion impossible, Sheerbrooke, Naaman, 1981 ; MOSER, Keith, « Le Clézio’s ″Martin″ and His Religion of Ecstasy », Moderna Språk, Vol 106 :1, 2012, p 115-126 ; MOSER, Keith, « The Ethical Summons Extended by Le Clézio’s ″Martin″ and Other Casualitites of Peer-Victimization » Janus Head, Vol 13 :2, 2014, p. 125-135 ; PINTO, Yonay, « Vert paradis » : essai sur l’enfance dans l’œuvre de Jean Marie Gustave Le Clézio, thèse de doctorat soutenue à l’Université du Littoral-Côte d’Opale, 2007 ; SHEIBANIAN, Maryam, « Évolution de l’enfant leclézien à travers les nouvelles « Martin », « Mondo » et « David » in Le Clézio, explorateur des royaumes de l’enfance, Nicolas Pien et Dominique Lanni (éd), Paris, Passage(s), 2014 ; VIEGNES, Michel, « Degrés de narrativité dans La Fièvre », in Revue Roman 20-50, JMG Le Clézio, nouvelliste : des fièvres aux fantaisies, ROUSSEL-GILLET, Isabelle et BEDRANE, Sabrinelle (éd), n° 55/juin 2013, p 9-16 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, PUR 2006 ; VIEL, Anne, L'Espace dans l'œuvre de J.M.G. Le Clézio. La dialectique du réel et de l'imaginaire, thèse de 3e cycle soutenue à l’Université de Paris 4, 1985 ; WAELTI-WALTERS, Jennifer, J.M.G. Le Clézio, Boston, Twayne, 1977.