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Entre 1970 et 1974, Le Clézio se rend à plusieurs reprises, à raison de séjours de six à huit mois à chaque fois, dans les forêts du Darién en Amérique centrale pour y vivre auprès de populations autochtones, et ce, dans un dépouillement quasi complet (voir Levesque 2022). En octobre 1971, Le Clézio rencontre Colombie (ou Colombia), un sorcier Haïbana ayant accepté de l’initier à l’expérience que procurent les effets psychoactifs de la plante datura (Iwa). C’est cette expérience de la drogue que raconte Le Clézio sous la forme d’un récit d’auto-observation paru dans Les Cahiers du Chemin en janvier 1973 sous le titre « Le génie Datura ». À partir de souvenirs reconstitués, d’impressions marquantes, mais aussi de notes et d’enregistrements qui lui ont permis après coup de mesurer les effets progressifs des éléments alcaloïdes de la plante sur son corps, sa perception et ses idées, Le Clézio relate scrupuleusement cette initiation, véritable point de rupture et origine d’une recherche renouvelée pour l’écriture (Levesque 2020). Pourtant, lorsque Jacques-Pierre Amette lui demande, en 2006, « Y a-t-il un de vos livres que vous auriez envie de rectifier, ou même de voir disparaître ? », Le Clézio répond : « Le Génie Datura (qui, du reste, n’a jamais été publié) » (Amette 2006, p. 78, cité dans Thibault 2009, p. 61). Or, ce texte a bel et bien paru, non pas en livre, mais en revue, dans le dix-septième numéro des Cahiers du Chemin. Le Clézio a souvent donné à cette revue des textes qui seraient par la suite intégrés à ses opus majeurs, mais « Le génie Datura » n’a jamais été repris. Adina Balint (2016, p. 50) parle d’« un livre sur la drogue, Au Pays d’Iwa, annoncé chez Gallimard, mais plus tard retiré par l’auteur ». Publié en revue donc, ce texte est par la suite délaissé, puis renié. En soi, cela constitue un fait exceptionnel dans la carrière littéraire de l’écrivain. Toujours est-il que le texte existe, même s’il est désormais difficile d’accès étant donné le relatif oubli dans lequel ont sombré Les Cahiers du Chemin aujourd’hui (sur les Cahiers du Chemin et l’apport de Le Clézio à cette revue, voir Martin 2009, 2013).
« Le génie Datura » décrit quatre nuits lors desquelles ont eu lieu quatre expériences successives d’absorption d’une infusion à base d’un jus extrait des feuilles de la plante datura. Le texte, qui s’étend sur 34 pages, se présente sous la forme d’un rapport plutôt analytique, découpé en quatre « épreuves », datées, avec parfois même des heures et minutes indiquant la progression des symptômes et situant temporellement l’action. Mimant la forme du protocole d’observation psychiatrique (sans doute reprise à Henri Michaux), la page est divisée en colonnes pour répartir deux types d’informations : l’action et le commentaire sur l’action. Après un préambule sur le datura, où Le Clézio fournit les différents noms de la plante selon les régions du monde et les cultures qui en ont l’usage, il rappelle qu’Ololiuhqui était une plante sacrée pour les Aztèques et qu’aujourd’hui, en Occident, « Datura est en vente dans tous les magasins de plantes décoratives » (p. 95).
Nous sommes à la fin de l’été 1971. Il est sept heures du soir. Le Clézio décrit la première de ses quatre épreuves. Le texte ne relate pas les préparatifs nécessaires à la première infusion. Le Clézio rejoint Colombie dans sa hutte, aux abords de la rivière, où il est invité par ce dernier à boire le jus préparé spécialement pour lui. Mais la première épreuve est un échec. Outre quelques symptômes légers, l’écrivain dit ne pas ressentir les effets de la plante, et remet même en cause les capacités réelles de celle-ci, de même que les prétentions du sorcier. « Au fond, l’Iwa Tobari est un comédien… Il fait semblant. Il parle parce qu’on attend de lui qu’il parle… » (p. 99.) L’incrédulité et le scepticisme de l’auteur semblent freiner les effets possibles de la plante.
Lors de la deuxième épreuve, le 1er octobre 1971, Le Clézio se trouve en de meilleures dispositions : « Je suis beaucoup plus détendu que la première fois. Je n’ai pas peur. Mon estomac a déjà fait ses preuves » (p. 100). Résolu – « Aujourd’hui, je suis décidé à faire une “expérience” » (p. 100) –, l’auteur mentionne pour la première fois la méthode entourant ladite expérience. « On va noter les heures, enregistrer au magnétophone. Colombie semble intéressé par ce projet vaguement “scientifique” » (p. 100). Après avoir absorbé deux doses en trente minutes, Le Clézio commence à craindre qu’il n’arrive rien cette fois encore, quand soudainement une vision l’assaille : il voit un pont non loin de là, au-dessus du point sur la rivière où commencent les rapides. Le sorcier lui confirme qu’il y bien là un pont, qu’il l’a lui-même vu à quelques reprises, mais qu’il s’agit d’un pont un peu particulier : c’est un pont pour les esprits. Le Clézio décrit alors « la beauté inouïe » de ce pont, « image enfin arrêtée, ordre, logique, certitude » qu’il dit ne plus jamais devoir oublier, car « jamais aucune tour, aucun château, aucun temple ne sera aussi beau » (p. 103). L’écrivain est happé par un sentiment d’extase total face à cette vision. Il dit du pont qu’il l’aime, et qu’il n’est d’ailleurs pas une simple vision, mais une pensée : « il est une pensée, c’est cela, la première pensée que j’aie jamais eue, loin de tous ces efforts et ces spasmes que je croyais autrefois être des pensées » (p. 103). Cependant, au sentiment harmonieux instillé par la vision du pont succède aussitôt une vision claustrophobique et menaçante, Wango-wango té, la maison de l’araignée :
Je ne vois plus rien. Je ne vois plus qu’elle. Couleur de poussière, de cendre, couleur de vieillesse, la toile d’araignée a développé en une seconde son piège parfait à travers l’espace […] Mes yeux veulent percer cet écran, mon regard voudrait chercher à voir, à travers, mon regard cherche ce qu’il aime […] Mais impossible de voir. La toile de l’araignée s’est installée entre eux et moi, elle me retient prisonnier en haut de la maison (p. 107).
La deuxième épreuve se termine sur cette harmonie brisée, sur cette peur installée par la vision cauchemardesque de la toile, qui sature l’air et la vue, ayant entraîné une coupure nette de l’extase qui l’a précédée.
La troisième épreuve a lieu le 6 octobre 1971. Cette fois, Le Clézio demande à Colombie de préparer le breuvage lui-même, ce que le sorcier accepte. Préparer le breuvage confère à l’expérience une dimension résolument matérielle, à laquelle Le Clézio voit deux avantages : il aime qu’un travail physique soit requis et cela lui permet de se familiariser davantage avec la plante. « J’aime faire ce breuvage moi-même. C’est un travail des mains et des bras, pas du cerveau. Cela m’empêche d’avoir peur. » (p. 111) Cette fois, la plante est retorse ; elle ne procure pas à l’écrivain les visions attendues, ce qui le frustre : « Aucune, mais aucune possibilité d’imagination. […] Je hais Iwa. Sale plante somnifère, qui donne comme ça des choses et puis les reprend. Comment ose-t-elle m’abandonner, alors que j’attendais tant la suite de ce qu’elle avait à me dire […] » (p. 112, 113). Finalement, à la faveur d’un éclair illuminant les environs un instant, Le Clézio a une vision fugace : « Debout sur la rive d’en face il y a un géant bleu immobile qui me regarde il a les cheveux longs comme un Indien et son corps bleu est vêtu seulement d’un pagne », écrit-il (p. 113). Le sorcier laisse entendre à l’écrivain que ce géant pourrait être l’esprit d’Iwa, mais qu’il pourrait aussi s’agir de Lubey (Lucifer), et qu’il convient de s’en méfier.
La quatrième et dernière épreuve a lieu le 8 octobre 1971. Cette fois encore, Le Clézio prépare le breuvage. Mais auparavant, Colombie l’emmène dans la forêt pour lui montrer le petit arbre duquel sont tirées les feuilles nécessaires à la préparation de la drogue. Répétant « nane unuya » (aujourd’hui je vais voir), Le Clézio cueille cinq feuilles : « La dernière fois, la dose n’était pas assez forte […] Aujourd’hui, avec cinq feuilles, la mesure sera bonne » (p. 116). Le soleil se couche, le breuvage est absorbé. Jusqu’à minuit, l’écrivain est agité, pris d’angoisse et d’effroi – « Je me gratte frénétiquement les jambes, le ventre, le sexe, le visage » (p. 120) – tandis qu’autour de lui toutes les paroles se confondent et que lui-même, totalement désinhibé, dit n’importe quoi. Des heures durant, Le Clézio paraît avoir déliré, paniqué ; mais après minuit, tout se renverse. Il voit à nouveau le pont sur le fleuve, et même plus loin, sur l’autre rive, un village de revenants, un village en fête. Il trouve cela très attirant et voudrait s’y rendre, mais le sorcier s’effraye de cette volonté soudaine de l’écrivain et le retient. Alors le langage se détraque : Le Clézio profère des insanités, il n’est plus maître de sa parole ; le langage le traverse sans lui laisser aucune prise. « Saloperie… Cul… Anus… […] Va te faire foutre ! » (p. 125) Le lendemain, il aura honte d’avoir énoncé ces paroles, d’avoir été à l’origine de cette « excrétion du langage » (p. 127). À la lumière des derniers soubresauts de cette nuit-là, cette phrase tirée de Haï prend un sens nouveau : « Quand on a appris à parler, que reste-t-il ? Apprendre à se taire, voilà » (Le Clézio 1971, p. 40).
*
Texte peu connu, « Le génie Datura » revêt pourtant une signification capitale eu égard à la production leclézienne des années 1970 et suivantes. L’expérience de désarticulation du langage sous l’effet de la drogue apparaît particulièrement marquante. Déjà, « Le génie Datura » présente une spatialisation du texte, celui-ci étant réparti avec attention sur le plan bidimensionnel de la page. La dimension graphique de l’écriture leclézienne sera portée à son paroxysme en 1973 : Les Géants déploie en effet une multitude de dispositifs pour mettre en valeur la matérialité du langage, tant visuelle et spatiale (iconique) que phonétique. Les efforts en ce sens peuvent être vus comme une tentative de l’auteur d’initier un régime de lisibilité alternatif, qui cherche à valoriser une part sourde de la langue : sa dimension cratyléenne possible (sur cet aspect de l’œuvre leclézienne, voir Zeltner 1971 ; Roussel-Gillet 2011, p. 83-88). Le silence prendra aussi une importance grandissante dans les textes subséquents (sur le silence dans l’œuvre leclézienne, voir Holzberg 1981 ; Michel 1986 ; Hanquier 1991 ; Mabanckou 2010). Le personnage de Bogo le Muet incarne ces deux aspects à lui seul : il ne parle pas, sinon que par onomatopées, rendues typographiquement par des séries de lettres sonores : « “Louip ! Louip !” “Hing !” “Rak-rak-rak-rak” “Oooooph, ooooph” C’était juste comme ça que Bogo le Muet aimait parler. Mais naturellement, personne ne comprenait ce qu’il disait » (Le Clézio 1973b, p. 76-77).
Outre son intérêt du point de vue des études lecléziennes, où il fait figure de rareté, sinon d’hapax, le texte de 1973 représente un apport substantiel à la connaissance sur les plantes maîtresses. « Iwa donne ses chances au candidat, écrit Le Clézio, [m]ais, passé les quatre tentatives, elle n’accepte personne. La plante magique se referme, elle interdit qu’on l’approche » (p. 117). La plante est maîtresse ; c’est elle qui organise l’expérience, les gestes, les visions de ceux qui se mettent à son service. Elle a sa volonté propre, que Le Clézio reconnaît implicitement en faisant de la plante, et non du sorcier, le garant du succès ou de l’échec de son initiation (sur le concept de « plantes maîtresses » ou « plantes enseignantes », voir Tupper 2002 ; Jauregui et al. 2011 ; Callicott 2017).
Dans les pages de La Quinzaine littéraire en 1971, Le Clézio a écrit sur le livre Joyeuse cosmologie d’Alan Watts, qui traite des effets de l’expérience psychédélique sur la conscience (Le Clézio 1971b). Après 1973, Le Clézio ne dira plus rien sur la drogue pendant de nombreuses années. « Plus tard […] j’ai compris que cela devait rester en moi, que je ne pouvais en parler », écrit-il en 1997 dans La fête chantée (Le Clézio 1997, p. 19-20). Deux ans après, à Gérard de Cortanze, il explique comment ce silence choisi constitue à ses yeux une marque de respect pour sa culture d’accueil :
Je trouvais qu’il y avait quelque chose de très impudique à écrire sur des gens si secrets, que je ne voulais pas déranger. […] Évoquer, par exemple, l’expérience de la drogue chez les Indiens, soulevait de vraies questions. J’avais commencé la rédaction d’un livre que j’ai fini par abandonner : il aurait constitué une véritable intrusion dans leur monde. Ce phénomène aurait pu, de plus, être mal interprété dans notre culture qui fait de la drogue une curiosité, une chose extraordinaire, qui n’a rien à voir avec l’instrument qu’elle est dans le monde indien (Cortanze 1999, p. 108-109).
Il aura fallu attendre presque trente ans pour que Le Clézio revienne pour la première fois sur son expérience de la drogue au cœur de la forêt au Darién. La fête chantée raconte en raccourci et avec beaucoup de pudeur son expérience initiatique. Comme si le texte de 1973 n’existait pas, il explique :
J’ai voulu écrire cela. Au réveil, j’ai pris des notes, avec hâte, comme si j’allais tout perdre. J’interrogeais Colombia sur ce que j’avais vu, cet arbre couvert d’yeux, ou le géant vêtu d’un pagne bleu qui me regardait, debout sur l’autre rive, ou encore la maison de l’araignée, le village des esprits, et lui se contentait de hocher la tête. Tout cela existait, c’était simplement la réalité du monde qu’il habitait, et que les autres ne voyaient pas (Le Clézio 1997, p. 19).
Plutôt qu’une simple description de son expérience et des effets de la drogue décrits de manière clinique, c’est sur la cosmologie entourant celle-ci que Le Clézio porte son attention au moment où il plonge dans ses souvenirs. Il veut restituer au rite d’Iwa son sens pratique et symbolique (la guérison), le remettre à sa place dans l’imaginaire social et culturel auquel il se rapporte. Bien que l’écrivain n’ait pas défendu explicitement cette idée, il semble que les plantes maîtresses puissent être des vecteurs de rapprochements interculturels, à condition de respecter leur enseignement. Là où le texte de 1973 témoignait d’un enthousiasme et d’une immédiateté que l’écrivain a sans doute perçus après coup comme trop naïfs, La fête chantée vient resituer à juste distance l’expérience décrite précédemment, l’insérant dans une série d’autres observations plus ou moins biographiques où les autochtones auprès desquels l’écrivain a vécu (Colombie, mais aussi Elvira, par exemple), ainsi que leur culture si marquante, occupent désormais une place prépondérante.
Simon Levesque
(2022)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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