- Avant-propos
- Oeuvres
-
- Romans
- Nouvelles et textes brefs
-
- « AMOUR SECRET »
- « ANGOLI MALA »
- « ARBRE YAMA (L') »
- « ARIANE »
-
« CHANSON BRETONNE »
suivi de « ENFANT ET LA GUERRE (L’) » - « ÉCHAPPÉ (L’) »
- « FANTÔMES DANS LA RUE »
- « GÉNIE DATURA (LE) »
- « GRANDE VIE (LA) »
- « HAZARAN »
- « IL ME SEMBLE QUE LE BATEAU SE DIRIGE VERS L’ÎLE »
- « L.E.L., DERNIERS JOURS »
- « MARTIN »
- « MOLOCH »
- « ORLAMONDE »
- « PASSEUR (LE) »
- « PAWANA »
- « PEUPLE DU CIEL »
- « RONDE (LA) »
- « ROUE D’EAU (LA) »
- « SAISON DES PLUIES (LA) »
- « TEMPÊTE »
- « TRÉSOR »
- « VILLA AURORE »
- « ZINNA »
- Essais
- Personnages
- Lieux
- Lexique
-
- BIAFRA (GUERRE DU)
- CANNE À SUCRE
- CHAUVE-SOURIS
- CIPAYES (RÉVOLTE DES)
- COSTUMBRISME
- CRISTEROS (GUERRE DES) OU CHRISTIADE
- DODO (LE)
- ÉCOLOGIE
- FLORE (Maurice)
- HINDOUISME
- LANGAGE DES OISEAUX (LE)
- LANGUE BRETONNE
- LOUVRE (LE)
- MURALISME
- OISEAUX (MAURICE)
- PROSE POÉTIQUE
- SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (BATAILLE DE)
- SANDUNGA
- SIRANDANE
- SOUFISME
- Bibliographie et abréviations
- Auteurs
Publiée d’abord dans la NRF, no 324 (1980), « La Ronde » est la première nouvelle du recueil auquel elle donne d’ailleurs le titre (La Ronde et autres faits divers, 1982), tout en lui imprimant l’image emblématique de la circularité qui gouverne implacablement l’existence de la plupart des personnages en quête d’évasion. Il faut préciser que le mot « nouvelle » est utilisé par convention, l’auteur préférant employer d’autres termes dans les titres de ses recueils (faits divers, histoires, saisons, romances, fantaisies). Si ces textes obéissent aux contraintes générales du genre de la nouvelle, l’écrivain se livre à un double jeu : proposer, tout en restant neutre, des condensés narratifs dans lesquels il accompagne avec sa plume des individus autrement réduits par la presse aux « faits » qu’ils accomplissent ou bien subissent, sans aucun développement psychologique du vécu. Le compte-rendu journalistique se meut en nouvelle littéraire.
Les protagonistes de « La Ronde » sont deux adolescentes, Martine (presque dix-sept ans) et Titi (dix-neuf), engagées dans un « rodéo » dans une ville jamais nommée – mais qui pourrait être celle de Nice –, avec pour but (dévoilé uniquement vers la fin) le vol à l’arraché du sac à main d’une passante. Ce dernier réussit, mais la voleuse (Martine) trouve la mort tout de suite après dans un accident, renversée par un camion de déménagement. Si ces éléments pouvaient bien faire la « chair » d’un fait divers, l’apport de l’écrivain est beaucoup plus intéressant. Bien que largement omniscient, surtout pour ce qui est de la toile de fond, le narrateur se positionne souvent en observateur qui n’hésite pas à se poser des questions ou à avouer son ignorance – l’adverbe « peut-être » est employé neuf fois dans le texte et ce, à propos de détails importants. Cependant, il est surtout témoin occasionnel des pensées et des sentiments de Martine, le style indirect libre centrant le récit sur la conscience du personnage principal.
Comme souvent dans ce recueil, les personnages ont un double statut – de victimes et de coupables –, l’horizon de leur existence étant limité : les deux filles suivent, sinon à contrecœur, au moins avec indifférence, les cours d’une école de sténographie qui les prépare à des métiers subalternes. La « ronde » pourrait alors revêtir des significations multiples : désir d’évasion, rébellion contre le monde, fermé aux rêves, des adultes (« ils », « les autres » dans le texte), mais aussi quête identitaire pour Martine – une fille indécise, incapable de dire oui ou non, répondant d’un haussement des épaules. Le vrai but du vol reste lui aussi incertain, et ce dès le début, à travers des références vagues, censées évoquer le malaise quant à cette idée aux origines inconnues : « ça » (LR, 12), « cette histoire » (LR, 13). C’est Martine, pourtant, qui y voit « un examen, une épreuve » (LR, 14), peut-être pour qu’elle soit acceptée au sein du groupe d’adolescents qu’elle fréquente, mais aussi comme défi lancé par les deux filles aux garçons qui « parlent beaucoup et […] ne font pas grand-chose » (LR, 13). Quoi qu’il en soit, le tout est régi par l’inéluctable, car elle se sent piégée par l’attente des autres.
Le vol et son but sont ainsi relégués au second plan, l’intérêt de l’écrivain résidant du côté du tourbillon des émotions (peur, angoisse, calme temporaire) et des sensations (épreuve du vide, alternance froid-chaud, un état proche de l’ivresse, la sueur des paumes et la sécheresse au fond de la gorge) que la course à moto met en branle chez Martine. L’hyperesthésie est nourrie également par un paysage des contrastes reposant, lui, sur des éléments qui jalonnent l’œuvre entière : l’espace urbain dévorateur, déployé sous la nudité du ciel, le silence à la fois neutre et menaçant, la lumière et ses effets ambigus sur les objets et les êtres, allant de la lenteur jusqu’à la violence. Le tout est planté au cœur du présent, à travers un emploi appuyé de l’adverbe « maintenant » et du présent de l’indicatif pour marquer la tension de la démarche à partir du moment où Martine devient consciente de l’inévitable.
On remarque également la technique d’inspiration cinématographique qui introduit les « acteurs » de manière isolée, à travers un procédé de focalisation. Ainsi, la victime – la dame en tailleur bleu en train d’attendre l’autobus – est repérée par Martine. C’est son regard qui l’individualise, tandis que le camion bleu fait son entrée en scène par les soins du narrateur. Ce dernier ne se prive pas non plus de brouiller les pistes en mentionnant l’autobus attendu par la future victime du vol, cependant dépourvu de rôle, bien qu’il fasse lui aussi « sa ronde ». Si le fait divers évoque la réalité de manière minimaliste, Le Clézio esquisse un décor plus large, avec des éléments qui jouent un rôle précis, mais aussi avec des absences : les gens que Martine devine cachés derrière les rideaux de leurs fenêtres, aux aguets, et la figure du père, jamais mentionné.
À tous ces éléments, l’écrivain ajoute une couche d’inspiration mythologique et symbolique qui transforme l’histoire en un engrenage complexe, régi par la fatalité et qui entraîne les protagonistes, à leur insu, dans une ronde infernale. Évidemment, le motif le plus transparent, mais en même temps le plus fort, est le cercle. Figure du fermé, tout lui est inéluctablement circonscrit. La ronde est une forme de révolte des deux jeunes filles « contre le vide de rues, contre le silence des immeubles blancs, contre la lumière cruelle qui les éblouit » (LR, 22). Pourtant, la force centripète l’emporte sur la force centrifuge et la ronde s’achève là où elle commence, écrasant ainsi toute forme d’évasion. D’autres références appuient l’effet de circularité : le vide éprouvé par Martine avant et pendant la ronde revient avant qu’elle n’expire, dans un décor marqué à nouveau par l’indifférence et le silence présents également au début du récit. Qui plus est, le camion bleu et l’autobus vert roulent « afin que s’achève le cercle » (LR, 22), à l’instar des deux vélomoteurs, comme des corps célestes sur des orbites en collision.
D’autres éléments, plus subtils, sont insérés habilement tels de mauvais présages : les deux filles démarrent au même moment et « descendent ensemble sur la chaussée », en roulant « vers l’ouest » (LR, 15). Il s’agirait ainsi d’une descente aux enfers en direction du soleil couchant. Quant à Martine, elle a l’impression paralysante de rouler sous un « soleil de feu qui donne la peur » (LR, 18) – image d’une divinité aztèque réclamant des sacrifices –, dans un dédale où la menace guette du haut des immeubles qui bordent la rue. Dans ce contexte où tout est « comme réglé d’avance » (LR, 16), le camion bleu de déménagement serait une représentation mécanisée du Minotaure ou bien du dieu Moloch (les deux figures étant, d’ailleurs, rapprochées) à la recherche de sa victime dans les rues convergentes d’une ville devenue espace carcéral.
Le développement mythique et symbolique d’une histoire autrement résumée en quelques lignes dans les pages d’un journal, doublé d’approches narratives multiples permettent de transcender les limites spatio-temporelles d’un simple « fait divers » et de le transformer en un « fait unique ».
Bogdan Veche
RÉféRENCES bibliographiques
BEDRANE, Sabrinelle, « À l'ombre du roman : les nouvelles lecléziennes », in Les cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 2 : Contes, nouvelles et romances, sous la direction de Claude Cavallero et Bruno Thibault, Paris, Éditions Complicités, 2009, pp 185-201 ; GLAZIOU, Joël, LA RONDE et autres faits divers, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 2001 ; HANQUIER, Eddy, « Parole et silence chez Le Clézio », in Communication et langages, no 89, 3ème trimestre 1991, pp. 18-29 ; LE CLÉZIO, J.-M. G., La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1982 ; LE MARINEL, Jacques, « La Ronde et autres faits divers de J.M. G. Le Clézio », in L’École des lettres, no 6, 1er janvier 1992, pp. 33-46 ; MARTINOIR, Francine de, « Ceux qui n’ont pu choisir une autre vie » in La Quinzaine littéraire, no 371, 16/31 mai 1982, p. 5-6 ; PECHEUR, Jacques, « Feuilleton : La Ronde et autres faits divers », in Le français dans le monde, no 174, janvier 1983, p. 17 ; THIBAULT, Bruno, « Du stéréotype au mythe : l'écriture du fait divers dans les nouvelles de J. M. G. Le Clézio », in The French Review, vol. 6, issue 6, 1995, pp. 964-975 ; TROUVÉ, Alain, « Une lecture de "La Ronde" de Le Clézio », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 98e Année, No. 1 (1998), pp. 123-129.