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Dans Voyages de l’autre côté, paru en 1975, J.M.G. Le Clézio raconte les voyages oniriques d’une petite fée qui se métamorphose, se glisse à l’intérieur des choses pour en découvrir les secrets. Naja Naja, dont le nom évoque à la fois un serpent de l’espèce cobra et la Nadja d’André Breton, est comme cette dernière une initiatrice qui aide ses amis à découvrir « l’autre côté ». Écrit après la rencontre avec les Indiens Embéra et Waunana qui ne s’éprouvent pas séparés du monde, ce livre, rompant avec l’individualisme occidental, exalte l’effacement des barrières et des hiérarchies entre les règnes et les espèces et réinscrit l’être humain au sein de la création dans son ensemble. C’est ainsi que Naja Naja voyage aussi bien dans le soleil, les arbres, la stratosphère, que dans la fumée des cigarettes ou les freins d’un autobus. Dans ce livre, il s’agit « moins de décoller du réel que de l’habiter », écrit Maurice Nadeau (1975, 5), en cherchant l’infini non dans la verticalité baudelairienne du poème « Élévation », mais dans « l’ici, le présent, le déployé » (L’Extase matérielle, 1992, 187). Masao Susuki rapproche ainsi le texte leclézien du Bouddhisme-zen qui « refuse d’identifier l’aspiration vers l’infini avec la négation de la vie d’ici-bas » (Susuki, 2007, 177).
Un chapitre entier de ce long poème en prose est consacré à la transfiguration de Naja Naja en chauve-souris et à sa participation à un vol nocturne d’une colonie de ces mammifères volants (Le Clézio, 1975, 280-288). Animal hybride, de l’ordre des chiroptères (de chiro : main, et ptère, aile), à la réputation sulfureuse – associée à l’obscurité, aux vampires et plus récemment à la transmission de virus –, la chauve-souris inspire néanmoins des mythologies contrastées en fonction des époques et des cultures. Signe de bonheur en Extrême-Orient, divinité chthonienne liée à la mort pour les Mexicains, symbole de perspicacité pour les Peuls en Afrique, elle incarne pour Victor Hugo l’être dont l’évolution spirituelle a été entravée (Ode 5, 1822), et une figure de justicier impitoyable dans le film Batman, entre autres exemples.
Ce n’est toutefois pas l’animal allégorique ou totémique qui apparaît dans Voyages de l’autre côté. La citation de Alice in Wonderland « Do cats eat bats / Do bats eat cats » (134) place le texte sous le signe du merveilleux. Le fantastique permet à Le Clézio d’expérimenter le « devenir-animal » tel que l’ont théorisé Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980). En s’identifiant totalement au chiroptère par le truchement de son personnage féérique, il s’approche au plus près du « versant animal » (Bailly, 2018), franchit la frontière qui sépare l’humain du non-humain.
Répondant à l’appel d’étranges cris stridents à la tombée de la nuit, Naja Naja s’introduit à l’intérieur d’une grotte peuplée d’une multitude de « gens » (le mot chauve-souris n’apparaîtra qu’à la toute dernière ligne du récit). Suspendue par les pieds, elle attend l’heure nocturne qui marque le départ pour la chasse aux insectes dont l’animal se nourrit jusqu’au lever du jour (il peut manger la moitié de son poids d’insectes en une nuit). Nous assistons à la transformation physiologique de Naja Naja : « Elle étend les bras, elle écarte les doigts de ses mains. Il y a une membrane élastique qui s’élargit, qui tire la peau de ses flancs. Ses yeux sont agrandis, dilatés dans le noir, son nez est aplati, plissé en forme de feuille » (283). Tout est éthologiquement précis et juste : l’emploi des mots bras, doigts et mains, la chauve-souris ayant les mêmes os que les humains dans ses membres antérieurs avec seulement des dimensions et un agencement différents ; l’apparition de la membrane alaire, le « patagium », qui assure une grande portance au vol, les yeux dilatés (contrairement à certains préjugés, la chauve-souris n’est pas aveugle, mais y voit très bien la nuit), le nez plissé en forme de feuille qui permet de reconnaître des créatures de la famille très courante des « rhinolophidés ».
Pour retranscrire la diversité, l’acuité des sons émis par les souris-volantes, dont ces ultra-sons inaudibles à l’oreille humaine, l’écrivain mobilise toutes les ressources sonores du langage : nombreux verbes qui sont « comme des énergies captées » (Bailly, 2018,112), onomatopées autour de la voyelle la plus aiguë de l’alphabet, le [i], transcription des sons en lettres sifflantes, X, Z, synesthésies suggestives de ces bruits qui « coupent », « balafrent », « écorchent », « piquent comme des aiguilles », en écho au beau vers de la huitième élégie de Rilke « Ainsi la trace de la chauve-souris raye la porcelaine du soir » (Rilke, 1994)). Ces ultra-sons qui émanent du nez et de la gorge des chiroptères leur permettent de se repérer dans l’espace. C’est le phénomène d’écholocation, ainsi décrit par Jean-Claude Bailly : « Par ce vol, [la chauve-souris] constitue une sorte de carte tridimensionnelle où chaque accident, repéré par le retour d’onde qu’il renvoie (un mur, un rameau, un fil, un insecte qui vole), devient un point ou une série de points que le petit mammifère ailé intègre et interprète à toute allure. » ( Bailly, 2018, 111-112)
Les bruits dessinent des lignes, « balaient », « strient l’espace », les nombreux verbes de mouvement – « bondissent », « zigzaguent », « contournent » – en décrivent le tracé en apparence erratique mais qui, de fait, ricoche sur les objets rencontrés et permet de localiser les proies :
Le cri s’élance, heurte un autre cri, et revient brisé, car il y a quelqu’un qui s’approche en volant à 6 mètres par seconde. (284)
Ce ne sont pas de cris pour parler. Ce sont des cris pour voir surgir un pin parasol, un mur, un talus couvert d’herbes. (286)
La graphie des onomatopées transpose non seulement l’hyperacuité du son, mais aussi le vol incertain des chauve-souris, ce battement d’ailes constant si éloigné de l’aisance gracieuse du vol plané :
“Tlix-tlix !”
“Llouip !”
“Striik-alik !” “Gluk !”
“Plit plit plit”
“Myo !”
“Tzik !
Tzik !
Tzik !” (287)
Si la transformation progressive de Naja Naja en chauve-souris peut rappeler Ovide (Les Métamorphoses), Ionesco (Rhinocéros) ou Kafka (La Métamorphose), le texte leclézien s’en distingue par l’absence d’angoisse tératologique et de message moral, social ou politique. L’angoisse n’est perceptible que dans la pénombre de la grotte avant l’envol. Le retour précipité de l’animal chthonien vers la grotte signale le passage de la nuit au jour. La sortie nocturne pour la chasse est au contraire associée à la sensation de liberté – « Plus rien ne nous écrase contre le sol » (288) – , à l’accès direct à la poésie des objets rencontrés – « Nous n’avons pas de paroles, pas de pensées, seulement les échos de nos cris qui font briller les choses à l’intérieur de notre corps » – (ibid.), à l’ivresse, proche de la transe chamanique, d’entrer « dans l’ouvert » (Bailly, 2018, 45) : « On est ivres, tout le temps ivres, ivres de crier, de voler » (287). La métamorphose de Naja Naja en chauve-souris est une des nombreuses expériences par lesquelles ce personnage féerique nous invite à « habiter » le monde en poète, à nous sentir en harmonie avec ce que Rilke appelle « la mélodie des choses », ce qui est le privilège de l’enfance. C’est pourquoi le texte de Le Clézio s’achève en forme de joyeuse comptine :
C’est comme cela quand on a quitté le monde des hommes, des chats, et des voitures qui roulent lourdement sur les routes dures, et qu’on est devenu si léger, rapide, et libre, et qu’on disparaît vite dans la nuit sonore, ah, comme on vous aime et comme on est heureux quand vous êtes une chauve, chauve-souris. (288)
Marina Salles
(2022)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BAILLY, Jean-Claude, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2018 ; DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980 ; HUGO, Victor, Ode V, Odes et ballades (1822) ; IONESCO, Eugène, Rhinocéros, Paris, Gallimard « folio », 1980 ; LE CLÉZIO, Jean-Marie, Voyages de l’autre côté, Paris, Gallimard, 1975 ; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard « folio », 1992 ; KAFKA, Franz, La Métamorphose, Paris, Gallimard, 1955 ; NADEAU, Maurice, « Un nouveau Le Clézio », La Quinzaine littéraire, 16-28 février 1975 ; ONIMUS, Jean, Lire Le Clézio, Paris, 1993 ; Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Le livre de poche, 2010 ; RILKE, Rainer Maria, 8e Élégie de Duino, traduite par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Poésie Gallimard, 1994 ; Notes sur la Mélodie des choses, Paris, Gallimard « folio », 2020 ; SUZUKI, Masao, J.M.G. Le Clézio Évolution spirituelle et littéraire. Par-delà l’Occident moderne, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 163-16 ; THIBAULT, Bruno, « Chauve-souris », Petit bestiaire illustré in Cahiers Le Clézio n°14, Caen, Éditions Passage (s), 2021, p. 66-68.
Vincent Van Gogh, The Bat, 1886. Wikimédia Commons.