CAILLIÉ (RENÉ)

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« C’est alors qu’un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles ressources et accomplit le plus étonnant des voyages modernes ; je veux parler du Français René Caillié », explique le docteur Ferguson dans Cinq semaines en ballon, et Jules Verne d’ajouter : « Ah ! si Caillié fût né en Angleterre, on l’eût honoré comme le plus intrépide voyageur des temps modernes, à l’égal de Mungo Park ! Mais en France, il n’est pas apprécié à sa valeur ».

La “longue marche” de René Caillié (1799–1838) à travers le continent africain constitue assurément un des temps forts de l’exploration africaine au XIXe siècle ; il prit fin en septembre 1828, après 4500 kilomètres d’un pénible voyage de 545 jours, dont environ 200 journées à pied – et encore n’est-ce qu’un moment d’une épopée individuelle étalée de 1816 à 1828. Elle eut pour étapes Saint-Louis-du-Sénégal, Freetown au Sierre-Leone, Kakondy (Boké) et Kankan en Guinée, Tiemé (Côte d’Ivoire), Djenné ou Fez, mais aussi Gorée et Tanger, sans compter la remontée du Niger de Djenné à Tombouctou. Son périple comme son récit de voyage relèvent à la fois du reportage ethnographique et du parcours initiatique à visées rédemptrices chez un homme étonné, étonnant, habité par le désir de connaître et de comprendre, de témoigner du monde au monde, voyageur scientifique, dont la modestie des moyens et le courage exceptionnel ne cessent d’intriguer. L’ingénuité brute de sa langue n’en fait pas un poète, mais ce frère de Rimbaud a trouvé son Harrar à Tombouctou.

René Caillié, premier Blanc à revenir de Tombouctou en 1828, est connu de Le Clézio. Trois sources attestent sa présence dans ce qui relève d’abord d’un imaginaire pour glisser ensuite vers une connaissance d’ordre plus rationnel.

Dans Gens de nuages, en 1997, on apprend qu’il a été marqué, enfant, par des lectures, « où H.-G. Wells se mêlait aux récits de René Caillié ou aux reportages du Journal des voyages qu’il feuilletait chez sa grand’mère » et qu’en conséquence sa rêverie géographique s’est alors nourrie de noms sonores : Bornu, Kono, Touaregs, haut Niger (GN, 46). Cette « présence » de Caillié, on l’avait toutefois entrevue, dès 1986, dans Voyage à Rodrigues, où Le Clézio cite le nom de l’explorateur parmi les récits et les mots qui l’ont conduit vers le désert.

Dans sa longue préface au livre de Jean-Michel Djian, Les Manuscrits de TombouctouSecrets, mythes et réalités (Lattès, 2012), J.-M. G. Le Clézio commence par évoquer Caillié, dont le nom vient curieusement après ceux de Heinrich Barth, Mungo Park, Camille Douls : désordre chronologique ? Choc de réputations internationales ? Assemblage hétéroclite des « précurseurs des conquêtes coloniales ». Lorsque le Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet prépare une expédition à la recherche des grands lions de l’Atlas africain, avant toute chose, le héros veut lire, en vrac, « les récits des grands touristes africains, les relations de Mungo-Park, de Caillé [sic], du docteur Livingstone, d’Henri Duveyrier. Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines, s’étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les marches forcées, les privations de toutes les sortes. » Aucun d’entre eux ne fut touriste, mais surtout Caillié fut l’homme d’une aventure individuelle. Un autre héros de fiction, celui de L’Atlantide de Pierre Benoît, l’a bien compris : « Des gens sont partis, pour ces sortes de voyages, avec cent réguliers et même du canon. Moi, j’en suis pour la tradition des Douls et des René Caillié : j’y vais seul. »

Solitaire, subalterne parmi les subalternes, homme des périphéries sociales confronté aux périphéries du monde connu, sans légitimité savante ou politique, mais s’autorisant à apporter des connaissances, à dire le monde. Caillié, qui est pour Le Clézio « l’humble provincial, fils de galérien […] jeune paysan de la Saintonge » (né à Mauzé-sur-le-Mignon, Deux-Sèvres, mais en Aunis), n’était pas paysan, mais fils de boulangers. Son père devint bagnard l’année de sa naissance (accusé de vol, condamné pour douze ans comme forçat de bagne à l’arsenal de Rochefort – mais non rameurs de galère). Et puis, le discours colonialiste l’a récupéré pour fondateur d’empire, mais c’est un contresens ; Caillié n’a pas de visées coloniales.

Le Clézio insiste beaucoup sur la déception de l’explorateur entrant à Tombouctou : « René Caillié entra pour la première fois dans Tombouctou et vit que la cité mystérieuse n’était en fait qu’un rendez-vous de chameliers » (VAR, 40). Cela doit être nuancé, également.

Le titre actuel de l’édition disponible du récit de Caillié, Voyage à Tombouctou trahit l’esprit du texte original. En effet, Tombouctou n’est pas l’unique objectif du récit, dont le titre complet, nommant à égalité Djenné, faisait état d’« un » voyage « dans l’Afrique centrale » – celui de 1827-1828, précédé d’« observations » – celles de 1819, de 1824-1825, lesquelles occupent dans l’édition actuelle près de 180 pages sur presque 750, soit un bon quart. De fait, cela atténue les réticences de Jacques Berque à l’égard des pages consacrées à Tombouctou lorsqu’il avança que leur faible nombre (un chapitre sur vingt-sept) trahissait la déception du “découvreur” et une certaine indigence de ses observations, une description « courte et somme toute décevante ». Le Clézio est influencé par Berque. Or, le chapitre XXI portant sur les treize jours passés dans cette ville (un chapitre sur les vingt-et-un du voyage proprement dit), additionné de quelques pages antérieures et postérieures, totalise près de quarante pages (soit dix de plus que pour Djenné, où Caillié passa également treize journées et l’équivalent de ce qui est consacré au « beau pays » de Tiemé, où Caillié, malade, a séjourné cinq mois). Si l’on retire aussi la préface et quelques pages de fin, à Tanger alors que le voyage est terminé, cela donne une proportion fort différente : 1/14e et non 1/27e. Tombouctou n’est pas, dans le regard du voyageur, ni sous sa plume, sous-estimée, négligée, et son témoignage n’y est pas plus fragile qu’ailleurs.

Est-ce Caillié qui attend trop de cette cité mirifique, ou bien son avide lecteur, par anticipation fascinée envers « cette ville mystérieuse » ? Celui que Jacques Berque n’hésita pas à créditer d’avoir été l’homme qui « inventa en quelque sorte l’africanisme », ancêtre exigeant et curieux d’un Théodore Monod, qui l’admira chaleureusement, est donc heureusement présent dans l’œuvre de Le Clézio : il a alimenté son souvenir d’Afrique et son désir de désert.

Alain Quella-Villéger

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES :

CAILLIÉ, René, Journal d’un voyage à Temboctou et à Jenné, dans l’Afrique centrale, précédé d’observations faites chez les Maures Braknas, les Nalous et d’autres peuples ; pendant les années 1824, 1825, 1826, 1827, 1828, Paris, Impr. Royale, 1830, 3 vol. ; BERQUE, Jacques, préface à R. Caillié, Voyage à Tombouctou, édition au format de poche, texte seul, Maspéro, 1979, rééd. La Découverte, 1985 ; QUELLA-VILLÉGER, Alain, René Caillié, l’Africain. Une vie d’explorateur (1799-1838), Aubéron, 2012 ; BENOÎT, Pierre, L’Atlantide, Albin Michel, 1919 ; DAUDET, Alphonse, Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, Dentu, 1872-1890 ; VERNE, Jules, Cinq semaines en ballon, Hetzel, 1865.

 

Gens des Nuages ; Voyage à Rodrigues.