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« Il me semble que le bateau se dirige vers l’île » est la troisième nouvelle du recueil La Fièvre publié en 1965. Avec d’emblée un modalisateur d’incertitude, des articles définis sans aucun référent pour le lecteur, ce titre intrigue : de quel bateau s’agit-il, de quelle île ? Où se trouve le personnage-narrateur qui dit je et s’interroge sur la direction de l’embarcation : sur le continent où il regarde le bateau s’éloigner vers une île lointaine ? Sur l’île d’où il le voit s’approcher ? Est-ce l’expression d’une attente, d’un rêve d’ailleurs ? Le lecteur est d’ores et déjà « embarqué ». Deux pages plus loin toutefois, nous découvrons que cette phrase figurait dans un travail d’écolier portant sur la civilisation anglaise et ce titre, le plus long de toutes les nouvelles lecléziennes, réapparaîtra dans Bitna, sous le ciel de Séoul comme support d’exercices linguistiques pour des étudiants chargés de le transposer aux formes négatives, interrogatives et interro-négatives. (Le Clézio 2018, p. 133). Où se retrouvent l’effet de surprise, l’humour et cette complicité, ce jeu avec le lecteur déjà relevés par la critique (Salles 2006, p. 293. Le Procès-verbal, Abécédaire, 2024), l’auteur semant ainsi quelques indices pour s’assurer « [qu]’on continue de [le] suivre » (Le Clézio 1989, p. 57).
Dans le préambule du recueil, l’auteur déclare : « La poésie, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne. Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? Il ne reste plus que l’écriture, l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit avec minutie, avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance » (« La Fièvre », p. 8). Cette mise en cause des genres littéraires au profit de « l’écriture seule » est parfaitement illustrée par ce texte qui, dans la taxinomie établie par Michel Viegnes – nouvelle histoire, nouvelle-portrait, nouvelle-instant, nouvelle biographique, nouvelle monologue –, correspond à « la nouvelle anodale » dépourvue de toute mise en intrigue et dont « la temporalité purement horizontale [est] faite de juxtapositions de moments que nulle causalité précise ne met en relief » (2013, p. 14). De même, l’effet de chute vers lequel tend généralement le récit est dans cette nouvelle battu en brèche par l’ambiguïté de l’épilogue : l’énigmatique disparition du narrateur-personnage.
Une déambulation urbaine dans les années soixante
Placé dès l’incipit sous le signe de la marche, le texte raconte une déambulation urbaine, un jour d’automne, dans une ville qui n’est pas nommée, mais dont certains indices spatio-temporels permettent au lecteur de reconnaître le site de Nice dans les années soixante : des collines reliées à la ville par des escaliers, la végétation méditerranéenne (poivriers, mimosas), la place qui recouvre le fleuve sec, « le Paillon », une indication odonymique : « l’horlogerie-bijouterie Masséna », et pour l’époque, « le tout à un franc », « un magasin Singer » (p. 90), les marques de voitures « De Soto, Pontiac, Ondine, Citroën, Ford » (p. 93). Les codes de la description mimétique propre au réalisme se trouvent néanmoins subvertis par divers procédés, dont la présentation au mode de l’éventuel d’un itinéraire autre que celui emprunté par le personnage ou d’une vue en plongée qui ne correspond pas à la réalité de son « pouvoir voir » (Hamon 1981, p. 185). Ainsi le personnage-narrateur ne dit rien de la route entre sa rue et le quartier populaire où il se rend, mais imagine une descente vers la ville depuis les faubourgs sur les hauteurs : un parcours semblable à celui d’Adam Pollo quittant la villa sur la colline pour aller vers la plage et les gens « en-BAS » (1963, p. 19), voire à celui qui menait Nietzsche d’Èze-village à Èze-sur-mer ; un chemin qui conduit par des escaliers d’un lieu encore peu habité – « champs velus », « vieux murs pourris », décharges sauvages au bord des talus, odeurs « pas encore mélangées », rares villas silencieuses gardées par des chiens – à un espace de plus en plus densément construit, peuplé et animé, « de plus en plus serré, de plus en plus ville » (p. 89), où le goudron et le sable remplacent la terre. Plus tard, à la tombée de la nuit quand s’allument les feux des réverbères, le personnage se projette à nouveau dans une perspective surplombante qui favoriserait une forme d’ubiquité et une entrée ludique dans le nombre et le divers par la rêverie : « La ville se serait dessinée pour moi en relief et j’aurais pensé à toutes ces maisons et à toutes ces rues où la vie humaine était en action […] J’aurais joué à être ici, ou là, ou ailleurs en prenant à chaque fois une lumière comme point de repère » (p. 92). Pastiche de la stricte objectivité descriptive prônée par le Nouveau Roman, le personnage se voit croisant « vers la 223e marche » de l’escalier « une colonne de fourmis en exode » chassées par « la faim ou les insecticides » (p. 88). Dans le même esprit et préfigurant la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec, la description de la place se limite au simple recensement, sans aucune notation pittoresque, des magasins, objets et personnes qui s’y trouvent, reliés par le signe mathématique + (p. 90).
L’autre procédé qui permet de rompre avec la description réaliste est le glissement vers le fantastique quand, arrêté à un carrefour, poste d’observation privilégié d’où il est témoin d’un incident de la circulation, le narrateur assiste à la liquéfaction progressive du décor : glissement des voitures « sans bruit, sans heurts » sur une surface lisse « dans le genre d’un carton glacé », passage des piétons comme des ombres sur un miroir sans tain. « Tout çà était liquide » (p. 89). La perception morcelée, en gros plans, des visages et des corps des passants sous les lumières changeantes des néons produit également une impression d’inquiétante étrangeté :
L’éclairage variait ses angles, et c’étaient tantôt des yeux, avec de lourdes poches sous les paupières, tantôt des cheveux illuminés comme des auréoles, tantôt des mains, des jambes mouvantes, des vêtements devenant râpeux sous le la lumière du néon, des silhouettes grouillant dans l’ombre. (p. 92)
Tous ces détails, ces scènes vues perdent ainsi leur fonction d’« effet de réel » (Barthes 1968). Tremplins de l’imaginaire, ils livrent les sensations paradoxales et la vision du monde d’un personnage hyperesthésique et décalé.
Un personnage-narrateur décalé
Le personnage qui, décrivant dans l’incipit sa façon de marcher, se compare à « une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de pattes fossilisées » (p. 87), signale d’entrée de jeu son inadaptation à la condition d’homo erectus qu’il juge « un petit peu ridicule » (ibid.). Personnage narrateur, il n’a pas de nom, le lecteur apprend seulement qu’il a été un étudiant créatif et original, mal compris de ses condisciples et de ses professeurs – ce qui pourrait le rapprocher de l’auteur si l’on en croit ce qu’écrit à ce propos Jean Onimus (1993 ) –, qu’il a publié une pièce ayant remporté un certain succès, ce qui le distingue de Jean-Marie Le Clézio, lequel, à l’exception de Pawana, n’a jamais écrit pour le théâtre. Homme jeune, il a gardé des traits d’enfance qui s’expriment dans ses jeux divers avec les boîtes de conserves traînant dans les rues ou lorsqu’il envisage d’emprunter son unique patin à une petite-fille après un dialogue cocasse sur l’existence ou non de « gauchers » du pied. Mal à l’aise avec les conventions sociales, il écoute le bavardage « insignifiant » de l’une de ses anciennes condisciples, s’efforçant, à l’instar de Nathalie Sarraute, de repérer « la sous-conversation », les failles et les déceptions, « le drame » caché sous le vernis de la réussite sociale. Un reste de « sur-moi » l’empêche d’avouer qu’il s’ennuie et il trouve un prétexte poli (un rendez-vous) pour mettre fin à l’échange qui le laisse désabusé sur la possibilité de communiquer avec ses semblables et le plonge à la tombée de la nuit dans une profonde mélancolie existentielle : « J’ai compris que le temps passait, que j’étais sur terre, et que je m’épuisais chaque jour davantage, sans espoir mais sans désespoir. J’ai compris que quand revient cycliquement l’automne, je ne suis plus rien. » (p. 98). Avec le sentiment de n’être pas à sa place dans ce cadre urbain policé : « qu’est-ce que je venais faire, moi, qu’est-ce que je pouvais bien venir faire au milieu de toutes ces choses, dans cette histoire ? » (p. 99), il s’adonne à des gestes bizarres qui choquent ses contemporains, tels ce parcours itératif autour de la même place qui cesse quand le manège intrigue les policiers, cette reptation sous les automobiles et les camions d’où il ressort les vêtements tachés de cambouis et déchirés, sous le regard étonné et désapprobateur des passants, ou encore le fait de graver avec un caillou « AXEIANAXAGORASEIRA » sur un banc public, allusion à un souvenir autobiographique signalé dans la préface à Nice cent ans (1997) et repris dans Révolutions (2003, p. 100 ).
L’Extase matérielle
Ce mal-être au cœur des villes parmi les hommes a pour corollaire l’hyperesthésie d’un personnage poreux au monde, apte à se fondre dans son environnement. On se souvient d’Adam Pollo qui « excit[an]t au paroxysme son sens mythologique » (1963, p. 76) s’identifiait au rat, à la lionne et fusionnait avec la matière (cf. Abécédaire Le Procès-verbal, 2023). Le héros de « Il me semble que le bateau se dirige vers l’île » connaît deux, voire trois, de ces expériences d’osmose avec ou d’absorption par le monde alentour, ces « extases matérielles » dont le concept sera analysé dans l’essai de 1967 qui porte ce titre. Images, synesthésies, perceptions cénesthésiques se mêlent pout traduire les changements d’état d’un personnage criblé de sensations. Happé par la lumière d’un soleil blanc d’hiver, il s’éprouve successivement vivant et hors sol, « ondulant » puis « bu par l’espace », étiré vers le ciel tel un axis mundi, dans un mouvement ascensionnel irrésistible qui déforme sa vision des êtres et des choses de la terre et lui procure une sensation d’élargissement : « Ma chair était cimentée, sur ce relief du monde, et je la sentais bouger et croître, toute craquante, étirée, paresseuse, vers ce soleil, dans le genre d’un eucalyptus. C’était la liberté ou quelque chose comme ça. » (p. 91). Il ne redeviendra humain, « petit et anonyme » (ibid.), qu’avec la disparition de la lumière. Comment ne pas songer aux métamorphoses d’Alice aux pays des merveilles, une œuvre chère à J.M.G. Le Clézio, tantôt géante tantôt lilliputienne ?
Plus tard sur un parking désert, la rumeur des rues, répercutée par les voitures à l’arrêt et qu’un zeugma présente comme « une musique pleine de cambouis et d’éloignement » (p. 93), provoque son « devenir », au sens deleuzien du concept, « voiture », « machine », « d’occasion », est-il précisé avec humour. Attentif au durcissement de son enveloppe corporelle, à « la mécanique dansante » (ibid.) de ses organes apparentés à des » « pistons », des « bielles », une « culasse », il perd tout libre-arbitre et « pris pas le mouvement et l’automation », se heurte aux forces hostiles des automobiles qui l’encerclent, tel un rat nouvellement introduit dans une colonie : « Je butais contre les pare-chocs chromés, j’étais fusillé par les faisceaux des phares, étalé, écrasé sur le sol par des paires de roues qui passaient sur moi et dessinaient les motifs de leurs pneus sur ma peau. » (ibid.). Ce dérèglement des perceptions, voire des sens, relie le texte à la problématique du recueil dont « La Fièvre » est la nouvelle éponyme, « ces neuf histoires de petites folies » (p. 8), et justifie le lien établi par Jean-Louis Bory avec « la fabuleuse aventure du Bateau ivre » (1965, p. 25). Notons qu’au cours de ses études, le narrateur-personnage avait rédigé sur le poème de Rimbaud un « essai » aux « idées un peu trop originales » (p. 97) pour ses collègues et ses professeurs, mais annonciateur de sa vocation littéraire.
L’aptitude à l’extase pourrait-elle éclairer l’énigme de l’épilogue ? L’itinéraire du personnage, qui s’arrête dans une zone glauque, « sur le lit desséché de la rivière » (p. 99) où se rassemblent les clochards, s’apparente au mouvement de la vie tel qu’il est présenté dans « L’Homme qui marche » : « cette descente continue vers le néant » (1965, p. 124), le narrateur affirmant venir « revoir tous les soirs, du haut de la balustrade […] l’endroit où [il] a disparu » (ibid.). De quelle disparition s’agit-il ? Michel Viegnes propose deux lectures pour cet excipit : la première, d’ordre fantastique, ferait de ce texte le récit posthume de sa dernière journée par le spectre du personnage, dont la mort physique est rendue vraisemblable par le fait d’avoir sciemment bu dans une flaque d’eau croupie ; la seconde suggèrerait plutôt la « mort sociale » de celui qui renonce à la gloire, aux vanités de ce monde et choisit la marginalité (2013, p. 16), un choix de vie qu’annonçait le poème de son frère : « Je prends le train demain/ pour la capitale des cloques » (cloque pouvant être la prononciation régionale, picarde par exemple, de cloche qui désigne le clochard en argot) (ibid.). Ne pourrait-on y adjoindre l’hypothèse d’une expérience temporaire de sortie de l’âme hors du corps de type chamanique ou d’un épisode de dissociation, de dé-corporation associé à certains troubles de l’identité : un accès de « petite folie », en somme ?
Marina Salles
(2024)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Abécédaire Le Procès-verbal, Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio n°16, Caen, Traverses, 2023 ; BARTHES, Roland, « L’Effet de réel », Communications, n°11, 1968, p. 84-89 ; BORY, Jean-Louis, « Neuf bateaux ivres : La Fièvre », Le Nouvel Obs, 25 mars 1965, p. 24-25 ; HAMON, Philippe, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1985 ; LE CLÉZIO, J.M.G., Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963 ; « Il me semble que le bateau se dirige vers l’île », La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965, p. 87-99 ; « L’Homme qui marche », La Fièvre, op.cit., p. 107-131 ; L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, 1967 ; Le Livre des fuites, Paris, Gallimard, 1969, « L’Imaginaire », 1989 ; « Nice port de mer », préface à Jean-Paul POTRON, Paul ISOART, 1860-1960 Nice cent ans, Nice, Éditions Gilletta, 1997 ; Révolutions, Paris, Gallimard, 2004 ; Bitna, sous le ciel de Séoul, Paris, Stock, 2018 ; MARMIN, Madeleine, « Roman–écriture tragique », Lettres françaises, n°5, octobre 1965, p. 101-106 ; ONIMUS, Jean, Pour lire Le Clézio, Paris, PUF, 1994 ; PEREC, Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Le Pourrissement des sociétés, Paris, UGE, col. 10/18, 1975, p. 59-108 ; SALLES, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Rennes, PUR, 2006 ; SARRAUTE, Nathalie, Tropismes, Paris, Éditions de Minuit, 1957 ; VIEGNES, Michel, « Degrés de narrativité dans La Fièvre », Roman 20-50, n°55, J.M.G. Le Clézio, La Fièvre, Printemps et autres saisons, Histoire du pied et autres fantaisies, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, juin 2013. p. 9-16.